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taille, les Zabori comptaient parmi les plus insatiables batailleurs. Le comte Laërte, dès ses premières années, montra dans toute sa vigueur le caractère de cette vieille race. Tout enfant, il allait arracher aux panoplies d’antiques épées, et courait ensuite s’escrimer contre les morceaux de bois destinés à brider dans les immenses cheminées du château. Ce n’est pas lui qui eût demandé, comme le fils de Goetz de Berlichingen, l’histoire de l’enfant pieux. Il fallait remplir ses veillées par des récits de combats; quoique d’une humeur douce, quand il s’endormait le soir, il ne rêvait que villes brûlant à l’horizon et flaques de sang où s’enfonçaient les pieds des chevaux.

Pourtant ce n’était pas seulement, comme je viens de le dire, une nature véritablement douce, c’était encore un esprit lettré. La poésie moderne avait pénétré dans le château des Zabori. Une mère qui avait lu Don Juan et Childe-Harold s’était faite le guide de Laërte dans ce monde redoutable et charmant que le ciel attendri et irrité abandonne aux créations des poètes. Cette mère, qui avait promené son fils à travers tant d’ombres fières ou gracieuses, devint une ombre elle-même; à quinze ans, Laërte se trouva orphelin. Il avait perdu, quand il était encore au berceau, son père, le comte Jean Zabori, un maître-homme, comme disait le marquis de Mirabeau, dont l’orgueil nobiliaire était enflammé par des inspirations nationales, et que l’on craignait à la cour d’Autriche. Laërte, sans appui, fut envoyé à Vienne près de François Zabori, son oncle.

L’oncle François était une de ces pousses sans force qui viennent sur les troncs les plus vigoureux; il n’avait des Zabori ni l’amour de la patrie ni l’amour de la guerre: l’esprit de sa race ne se manifestait chez lui que par un culte pour son nom, culte qui malheureusement n’était qu’une idolâtrie sans logique et sans dignité. François s’était marié deux fois sans obtenir du ciel des enfans. Cette absence d’héritier était le grand chagrin de sa vie; il savait fort bien le peu d’estime que professaient pour lui ses compatriotes. Les rumeurs du sol natal arrivaient jusqu’à ses oreilles, mais ces bruits ne le touchaient guère, et quand il sentait sautiller derrière son dos la petite clé de chambellan, il oubliait ce grand glaive à la large lame décorée de saintes images et chargée de mots latins, cette terrible et pieuse épée qui battait le flanc de ses pères. Il ne songea pas un instant à étudier ni les aptitudes ni l’humeur du parent que la Providence lui adressait. Son neveu ne fut pour lui qu’un rejeton mâle destiné à conserver ce nom qu’il adorait sans en comprendre la valeur. Il vit avec plaisir que Laërte était constitué vigoureusement. Le fait est que l’héritier des Zabori semblait appartenir à une race de demi-dieux; il eût été élevé par le cen-