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de la sainteté sans avoir les sentimens saints, d’instituer le régime et la mise en œuvre de la liberté sans avoir les instincts qui rendent capable de respecter la liberté d’autrui. Et tout cela encore n’a pas d’autre source que le manque de conscience, le défaut qui nous empêche de regarder en nous-mêmes, et qui nous met ainsi hors d’état de sentir nos propres obligations, hors d’état de soupçonner seulement que pour obtenir un résultat nous ayons jamais pour notre part aucune condition à remplir.

L’intelligence sans la conscience, le jugement sans la faculté d’examen intime, voilà ce qui a entraîné le développement incomplet de l’antiquité, ce qui a limité ses ressources et ses capacités pour faire face aux difficultés de la vie, et en reprenant les mêmes traditions la France s’est vouée aux mêmes impuissances. Certes on ne saurait trop protester contre cette fatalité extérieure qui a été si souvent invoquée, et qui déterminerait les événemens, autrement dit les volontés et les actions humaines, sans qu’ils dépendissent en rien de ce qui se trouve ou ne se trouve pas chez les hommes. Il n’y a rien de vrai dans ce fatalisme historique, dans ce nouveau polythéisme hégélien qui prend les êtres de raison pour des réalités et qui voudrait nous faire croire que la civilisation, la monarchie, la liberté, possèdent en quelque sorte des propriétés chimiques ou mécaniques qui produisent seules leur évolution dans le monde et dans les esprits. Il est cependant une autre fatalité à laquelle on n’ajoutera jamais assez foi : c’est celle que nous nous faisons à nous-mêmes par nos fautes, ou plutôt par les défauts qui nous jettent dans nos fautes. Au moral aussi, il n’y a pas d’effet sans cause et pas de cause sans effet. Du moment que l’on porte en soi-même un vice d’intelligence ou de caractère, on est inévitablement prédestiné à tous les jugemens vicieux et à toutes les fausses déterminations qui en sont les conséquences naturelles. Du moment que vous avez commencé par croire que l’on réussit en tout par la seule connaissance des bonnes choses, par le seul talent de juger juste ce qui est l’objet le plus avantageux à posséder, le procédé le meilleur à suivre, dès lors vous ne pouvez plus trouver qu’un système de direction servile, un moyen de salut qui exige avant tout que les individus renoncent à penser d’après leur intelligence et à agir d’après leur conscience pour suivre passivement les bonnes recettes. Entre le fait moral et le résultat sensible, il n’y a pas même la distance qui sépare une conclusion de ses prémisses; les deux choses n’en font qu’une. Se croire capable d’arriver à des vérités absolues sur la valeur des institutions, des systèmes d’administration, des procédés sociaux de tout genre, c’est par là même se préoccuper de savoir quelles sont ces institutions et ces pratiques politiques qui con-