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très naturelle en effet, car elle est simplement la déraison et l’inconscience du sauvage des premiers jours et de l’homme inculte de tous les temps; elle est la barbarie primitive que le XVIIIe siècle avait retrouvée dans les bas-fonds de notre être, et qu’il avait triomphalement ramenée dans le temple de la raison en la célébrant comme la merveilleuse découverte qui devait faire pâlir de honte l’Evangile. Cette fois la barbarie était très savante, très habile à disserter, à s’ériger scolastiquement en système de philosophie et de religion ; mais pour autant elle n’avait pas changé de caractère : elle était toujours le vieil ennemi de notre race et l’immortel principe de tout mal, le péché originel qui consiste à ne pas sentir que nous sommes sujets à l’erreur, à ne pas être capables de résister à nos passions, à ne pas nous faire scrupule de l’injustice et de la violence dans nos moyens quand c’est un bon motif qui nous anime. De nouveau donc, puisque le chaos était revenu, il fallait qu’il fût refoulé, comme il l’a été à chacune de ses réapparitions, et quoique Robespierre ne fût certainement pas le plus vil et le plus souillé de ses ouvriers, c’est lui qui a payé, c’est lui qui devait payer pour le gros des coupables, parce qu’il était l’hiérophante et l’apôtre de cette vieille idolâtrie, l’homme qui adorait le plus sincèrement ce dieu de la fange et de la brutalité.

Encore tout ce que nous disons là ne fait-il pas assez ressortir ce qui, pour un Français surtout, donne à la révolution, comme à son héros, une signification particulièrement désolante et menaçante. Le dogmatisme, la morale du bien public à tout prix, la politique de la force, ce sont là des mots qui emportent avec eux l’idée d’une culpabilité, d’un égarement dont on est responsable parce que la volonté est plus ou moins libre de ne pas y tomber; mais il y a quelque chose de pis encore que la faute ou le crime de déraisonner et de commettre l’injustice, c’est l’infirmité d’être incapable de toute raison et de toute justice, c’est le malheur d’être une nature incomplète qui ne peut avoir une volonté ou une idée sans que cette préoccupation du moment suspende les fonctions de toutes ses facultés, sans qu’elle lui vole son âme pour s’y substituer et pour faire de l’être qui semble un homme une pure machine, une chose inerte qui ne peut s’empêcher d’aller partout où son maître la pousse. Imaginez des philosophes qui s’enthousiasmaient pour la fête de la Raison et pour les autres parades allégoriques de la théophilanthropie! Figurez-vous des hommes d’état qui recommandaient avec attendrissement la lecture en famille de la constitution et la pieuse observance des fêtes patriotiques, en s’imaginant de bonne foi que c’était là l’important pour consolider la république! Tâchez de vous représenter des moralistes qui n’éprouvaient aucune inquiétude en