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scandinaves qui, après leur mort, renouvelaient éternellement leurs vieux combats, il semble que la France ne veuille pas quitter le champ de bataille de 89; il semble que la lutte qui se continue soit toujours l’ancienne lutte, telle qu’elle avait éclaté alors, lutte de classe contre classe, lutte pour et contre l’égalité, lutte dont tous les élémens existaient déjà dans les esprits bien avant que les idées constitutionnelles vinssent s’y rattacher sur la fin du XVIIIe siècle. La liberté a des partisans isolés, elle figure dans les professions de foi et sur les drapeaux; mais pour ceux même qui s’en préoccupent le plus, elle passe en quelque sorte sous le manteau de la révolution : c’est la révolution qui signifie le progrès en général, c’est elle qui représente la cause de la liberté comme celle de tous les autres biens.

Sous tout cela, n’y a-t-il donc pas une équivoque qui a déjà coûté trop cher au pays? Ne se trouve-t-il pas bien des hommes en France qui ne peuvent accepter une pareille manière de poser la question, et qui ne savent où trouver leur place entre les souvenirs de la monarchie absolue et les souvenirs de 93? Entendons-nous bien. A ne considérer que l’ancienne société et l’impasse où elle s’était acculée, il est aisé de prendre un parti. La royauté irresponsable et la noblesse s’étaient tuées elles-mêmes. Les Richelieu, les Louis XIV, les Louis XV aussi à leur manière, nous apparaissent comme les continuateurs d’une même œuvre, dans laquelle ils ont été étrangement aidés par les meilleures intelligences du pays. Depuis le XVIe siècle, l’histoire de France est l’histoire des développemens que prend chaque jour un mécanisme gouvernemental destiné à étouffer l’âme de la France, à la faire mouvoir sans qu’elle soit pour rien dans ses mouvemens. Ce mécanisme, il fallait qu’il fût brisé pour que la vie passât. Contre le vieil état de choses, c’étaient les cahiers de 1789 qui avaient pleinement raison. Quelles qu’aient été les erreurs des hommes et quoi qu’il faille penser de leurs procédés de destruction, la révolution a mis fin à un régime qui était mauvais, et elle a proclamé de nouvelles maximes de gouvernement qui sont les conditions essentielles d’un meilleur avenir.

Mais les institutions ne sont pas tout. En dehors des lois qui compriment ou qui permettent le progrès, il y a les tendances qui déterminent la conduite des hommes, qui décident si, une fois rendus à eux-mêmes, ils chercheront à s’accorder entre eux, ou s’ils n’useront de leurs nouveaux droits que pour tenter de se dominer l’un l’autre. Il y a un esprit qui rend la liberté possible et qui la prépare en inspirant la confiance, et il y en a un autre qui la rend impossible ou qui l’empêche de se consolider, qui, par les fruits qu’il en fait sortir ou par les craintes qu’il éveille à l’avance, est