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malice, mais Clœlia se méprend sur la portée de ce vœu d’artiste, et, comptant à bon droit sur son irrésistible beauté, se croit alors assurée d’un facile triomphe. Elle ne sait pas qu’un talisman protège encore Gérard contre toute séduction, et que le souvenir toujours vivant de la blonde Marguerite ne laisse place dans son cœur à aucune pensée d’inconstance. Quand il le lui avoue en tremblant, elle se refuse à comprendre cette candeur, cette loyauté qui l’exaspèrent. Elle accuse Gérard de couardise, et, plutôt que de croire à l’ascendant vainqueur d’une si indigne rivale, elle veut se figurer que Gérard recule devant la crainte des châtimens que son bonheur pourrait lui coûter. Aussi, après l’avoir éloigné d’elle avec une colère mêlée de mépris, elle le soumet peu après à une épreuve nouvelle. S’il résiste encore, il périra. Deux assassins l’attendent au passage, et Clœlia, qui le trouve encore inflexible dans sa fidélité, cède pourtant, par un dernier mouvement d’amoureuse pitié, aux ferventes supplications par lesquelles il essaie de conjurer sa colère: mais il emporte un secret mortel, et la vendetta patricienne plane désormais sur sa tête menacée.

C’est à ce moment qu’il reçoit une terrible nouvelle. Une lettre de Marguerite Van-Eyck, apportée à Rome par Hans Memling, lui apprend que Marguerite Brandt n’existe plus. Frappé au cœur, écrasé sous les ruines de toutes ses espérances, le malheureux ne sort de l’espèce de folie fiévreuse où le jette cette cruelle dérision de la Providence que pour chercher dans toutes les excitations des sens l’oubli passager de la douleur qui le ronge. Le petit trésor qu’il accumulait en vue du retour au pays natal lui ouvre à deux battans les portes de la vie nouvelle qu’il veut se faire, et qu’il dépense, elle aussi, avec une sorte de rage. La princesse Clœlia le rencontre un jour sur le Tibre. Elle voit voguer, remorquée par un attelage de buffles, la barque dorée où il est assis, entouré de ses compagnons de plaisirs. Comme pour la braver, au moment où son regard tombe sur lui, Gérard passe une main caressante dans les cheveux noirs d’une belle courtisane assise à ses pieds, la tête sur ses genoux. Clœlia ne sait pas que c’est là un faux semblant de débauche, et que la prétendue maîtresse du jeune peintre est tout simplement un éphèbe, un modèle d’atelier, dont la beauté hors ligne a fourni l’idée de ce travestissement bizarre. Gérard l’a trompée, Gérard doit périr. Un bravo reçoit ordre de le poignarder. Cet homme est justement le mari de Teresa, le père de l’enfant sauvé par Gérard. Celui-ci cependant est las de la fange où il rampe et des tortures qu’il souffre. Il a résolu d’en finir par le suicide avec cette vie qui lui pèse, et, se voyant suivi par un assassin, il va spontanément au-devant du poignard levé sur sa poitrine; puis, comme Lodovico