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« — Bah! l’ours acculé fait tête aux chiens... C’est son droit, et je le tiens pour meilleur que l’homme qui le lui contesterait. Quoi donc encore?

« — La mise à mort des limiers. »

« Ici la physionomie du duc prit une expression moins sereine.

« — Remarquez, altesse, qu’il s’agissait pour nous de les tuer ou de périr.

« — A la bonne heure;... mais je n’entends pas que mes limiers,... mes beaux limiers soient sacrifiés à...

« — Non, non, ces chiens n’étaient point de votre meute.

« — Et de laquelle donc?

«  — Celle du ranger[1].

« — Ah! j’en suis bien fâché pour lui;... mais, comme je viens de le dire, je ne puis pas sacrifier mes bons vieux soldats à ses limiers... Tu auras ta grâce, mon camarade.

« — Et celle de Gérard?

« — Celle de Gérard aussi, accordée à tes mérites... »


Plus tard, après avoir raconté la mort de ce joyeux prince devenu vieux, et que la médecine ne sut pas guérir de sa « diphthérite, » faute d’un singe qu’on pût écorcher pour revêtir de sa peau fumante encore l’altesse moribonde, le romancier continue en ces termes : «Philippe le Bon, ainsi expédié selon les règles, laissait trente et un enfans, dont un se trouva par hasard être légitime, lequel régna en sa place. Le bon duc avait pourvu, sur les trente restant, au sort de dix-neuf. Le surplus se tira d’affaire chacun selon ses moyens. » Il n’est guère dit autre chose du fils de Jean sans Peur dans le roman de M. Reade; mais à bon entendeur cela suffit, et le portrait nous paraît d’une ressemblance très satisfaisante.

Denys de Remiremont, l’arbalétrier bourguignon que Gérard Eliassoen rencontre dans les environs de Düsseldorff, et qui, s’attachant au jeune Allemand, fait route avec lui pendant une grande partie du voyage à travers la France, est un bon spécimen de ce qu’on appelait alors un « soudard. » Ce bohémien militaire, cherchant partout fortune à la pointe de l’épée, hâbleur et buveur intrépide, dur à la souffrance, gai dans le péril, vert galant incorrigible, et guéri de bien des préjugés par une expérimentation philosophique de toutes les crises que la vie puisse subir, fournit un heureux contraste à la timidité enthousiaste, à la fidélité romanesque et naïve de l’honnête Gérard. D’abord effarouché par les façons brutales et les blasphèmes continuels de ce « diable à quatre, » le fils d’Elias ne s’habitue que par degrés à discerner, sous ces dehors inquiétans, un cœur dévoué, une bonté native que les sanglantes épreuves de la guerre n’ont pu détruire. Cette opposi-

  1. Ranger, surveillant d’une forêt domaniale, titre honorifique porté encore aujourd’hui par les plus grands personnages de l’aristocratie anglaise.