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synthèse dont tous deux ont le secret, les êtres humains tels qu’ils vécurent, pensèrent, agirent en un certain point de l’espace et du temps. On ne saurait leur demander plus; le reste est affaire de compilateur patient, de greffier exact, de bibliothécaire laborieux, gens utiles à coup sûr, ouvriers excellens pour déblayer le terrain, ouvrir des vues, fournir des matériaux, mais dont le travail méritoire, — faute de ce jet de flamme que le génie porte au front, — demeure enfoui dans les ténébreuses profondeurs où se cachent les bases de l’édifice aérien que l’histoire maintient debout, et que la fiction vient ensuite décorer de marbre et d’or, revêtir de sculptures et de couleurs attrayantes. A d’autres donc, s’il s’en trouve que tente cette besogne ingrate, le souci de redresser, aux points où elle faiblit, la science incomplète de M. Reade. Nous ne nous réservons aujourd’hui que le droit d’analyse, et tout au plus entendons-nous protester contre ce qui çà et là, dans cette œuvre d’imagination, nous paraîtrait une tache, une lacune, au point de vue strictement littéraire.


I.

A Tergou, petite ville hollandaise, vivaient, sous le règne de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, Elias et Catherine, couple patriarcal, enrichi de neuf enfans par le ciel miséricordieux. Au moment où nous pénétrons sous le toit de ces modestes commerçans, c’est-à-dire vers l’année 1465, les aînés se sont envolés déjà du nid paternel, et gagnent leur vie au loin. A chaque départ, le père et la mère se sont affligés en voyant, autour de la vieille table de chêne, des vides se faire, et tandis que Catherine cherchait à cacher une larme : « Ecartez vos sièges! » disait Elias, lui aussi près de pleurer. Cinq enfans leur restent encore, dont deux incapables de tout métier, et deux qui ne veulent en embrasser aucun. Les deux premiers sont le nain Giles, pétri de malice, miracle d’agilité, griffes de chat, voix de Stentor, et la pâle Catherine, pauvre enfant infirme et douce, qui se traîne péniblement sur ses béquilles ; les deux autres, Sybrandt et Cornélis, l’un trop paresseux pour vouloir gagner son pain, l’autre toujours absorbé en de vils calculs et ne songeant qu’à se faire une large part dans l’héritage paternel; avec eux, au-dessus d’eux, l’orgueil et l’espoir de la famille, Gérard le lettré, Gérard l’artiste, le calligraphe, l’enlumineur de manuscrits, le jeune protégé de Marguerite Van-Eyck. Les Van-Eyck, ces inventeurs de la peinture à l’huile, sont morts l’un après l’autre; leur sœur, qui résidait auprès d’eux, est venue se fixer à Tergou, et là, restée seule au monde,