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somme d’argent, court le danger d’être paralysée, l’affaire est politique au premier chef. On a frappé à toutes les portes pour obtenir des approvisionnemens de l’indispensable textile. Il a été constaté qu’à cet égard l’Asie offrait déjà ou devait bientôt offrir aux ateliers de nos contrées des ressources inespérées, qui deviendraient presque indéfinies, moyennant l’entreprise de divers travaux publics, lignes ferrées et ouvrages d’irrigation. Les cotons de l’Asie, surtout ceux de l’Inde anglaise, sont entrés ainsi subitement dans la consommation des fabriques européennes, et même de celles des états du nord de l’Union américaine. Les travaux publics qui doivent en faciliter le commerce ou en multiplier et en perfectionner la production dans l’Inde sont déjà en cours d’exécution. Ces exportations nouvelles et imprévues des soies et des cotons de l’Asie appellent naturellement une contre-partie : on voit et on verra de plus en plus se développer l’importation en Asie non-seulement des marchandises des états qui lui empruntent ses matières premières, mais même des autres parties de la civilisation occidentale. Ce sont autant de liens qui s’établissent entre l’Asie et les pays où la civilisation occidentale est fixée.

Les relations entre le bassin du Grand-Océan et les régions occupées dans les deux hémisphères par cette puissante civilisation à laquelle nous appartenons sont en voie de s’agrandir par un autre côté, qui n’est pas le moins important et le moins curieux. Le manque de bras s’est fait sentir dans la plupart des colonies à sucre, à la suite de l’émancipation des noirs, parce que, dans la majeure partie de ces possessions, beaucoup d’esclaves émancipés avaient profité de leur liberté pour abandonner le travail des sucreries. Dans leur extrême embarras, les colons ont remarqué que l’Asie si populeuse offrait à des prix modiques une main-d’œuvre surabondante. On a d’abord puisé dans l’Inde, qui, sans la moindre gêne, a pu fournir, sous le nom de coulis, les travailleurs nécessaires pour remplacer les noirs. De l’Inde, on est passé bientôt à la Chine, qui présente en cela des ressources bien plus considérables, car la population de la Chine est triple de celle de l’Inde tout entière[1]. L’Asie se présente donc maintenant comme un inépuisable marché de main-d’œuvre, et, il faut le dire à l’honneur de notre temps, de travail libre, car l’Asiatique hindou ou chinois qui-émigre à destination des colonies le fait en vertu d’un marché librement débattu, limité à un nombre d’années qui n’a rien d’excessif, et la condition où il vit aux colonies n’a rien de commun avec celle de l’esclave. Une fois ce mouvement commencé à l’instigation des entrepreneurs

  1. D’après la Géographie de Malte-Brun, édition Cortambert (tome III, page 487), les pays de l’Inde possédés par l’Angleterre ou soumis à son patronage ont une population totale de 174 millions, celle de la Chine étant de 537 millions.