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carne pour opposer mon regard fiévreux à ces deux yeux persécuteurs, et je riais comme un sauvage quand je les forçais ainsi de se détourner pour un moment.

C’est dans cet état d’irritation extrême que je reçus un jour la visite d’un aide-de-camp accompagné d’un employé, du geôlier et de quelques soldats. Il me dit de me lever et de me déshabiller. « Mais j’ai déjà quitté mes habits. — Non, il faut que vous ôtiez votre chemise. — Et pourquoi cela? — J’ai ordre de prendre votre signalement complet et de noter toutes les marques de votre corps. — Mais c’est quelque chose de barbare, de sauvage; la description du visage doit vous suffire. — L’ordre est précis, je vous prie de vous déshabiller. » Il fallut se soumettre.

Si j’avais été plus au fait des us et coutumes de la procédure russe, cette mesure aurait pu m’éclairer sur le genre de peine auquel j’allais être condamné, aussi bien que sur l’approche imminente de l’arrêt, car ce sont là les préliminaires de la déportation. Toutefois j’étais si loin de m’en douter, que même quand, quelques jours plus tard, on vint me mander auprès de la commission d’enquête, je croyais encore aller au-devant de l’un de ces interminables interrogatoires qui m’étaient déjà devenus si familiers. La solennité inaccoutumée de l’assistance me fit cependant tout de suite pressentir quelque chose d’extraordinaire, et bientôt on me lut en effet l’arrêt de mon jugement. L’arrêt, longuement et minutieusement motivé, concluait à la peine de mort, commuée par le prince Bibikov en celle des travaux forcés en Sibérie à perpétuité. J’étais en outre dégradé de la noblesse, et je devais faire le voyage chargé de chaînes. Après m’avoir fait la lecture de ce document, on m’ordonna d’écrire au bas ces mots : « Entendu l’arrêt, 29 juillet (v. s.) 1844. Rufin Piotrowski. » De là je fus conduit chez le commandant de place, où je dus prendre les vêtemens de voyage et soumettre mes pieds aux fers. Horreur! on me représenta les mêmes barres rouillées qui avaient fait mon supplice pendant le voyage de Kiow. J’eus beau prier et supplier le commandant de place de me faire donner d’autres chaînes; il n’y voulut consentir. Tout ce que je pus obtenir de lui, c’est qu’il donnât l’ordre aux gendarmes qui devaient m’accompagner de faire élargir les étroits anneaux à l’une des prochaines stations. On ne me permit pas non plus de revoir ma cellule ni mes compagnons du corridor, et on me fit descendre dans la cour, où m’attendait une kibitka attelée de trois chevaux. J’y pris place entre deux gendarmes qui avaient leurs armes chargées. Les portes de la forteresse se fermèrent derrière cette kibitka, et devant moi s’ouvrait la route de la Sibérie.


JULIAN KLACZKO.