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attendait dans les fers la peine de quatre mille coups de verges qu’il devait subir pour insubordination envers son supérieur. Il n’avait aucune peur de l’exécution, comptait sur sa « peau dure, » maudissait le tsar, les officiers et son sort, et chantait très souvent, surtout un air commençant par ces paroles : Allons saccager la Pologne!... Quand le moment de son exécution fut venue, les geôliers l’obsédaient de plaisanteries atroces. « Allons, allons, Toumanov, le diable te recevra aujourd’hui, car tu ne supporteras pas la chose. » Le malheureux répondit avec force jurons : « Et moi je vous dis que je la supporterai et que je boirai encore un coup avec vous avant d’aller en Sibérie, où je serai mieux qu’au service du tsar. » J’appris cependant de ces mêmes geôliers qu’après deux mille coups de verge il tomba exténué sur la neige, qui se rougit de son sang, et fut emporté presque mort à l’hôpital, quitte à recevoir le reste de sa peine, s’il en revenait.

Le second de mes voisins était un paysan du gouvernement de Poltava, de petite stature et d’une grande force musculaire; il s’était dérobé au service militaire en menant une vie sauvage dans les forêts et y avait tué plusieurs hommes. Lui aussi, au moment où on l’emmenait au supplice (il était condamné au knout, puis aux travaux forcés pour toute sa vie), répondait aux hideux lazzis des geôliers par la protestation qu’il n’aurait pas peur. — Le troisième voisin, également chargé de fers, était un jeune et beau soldat qui, en marche avec son bataillon, s’était arrêté dans un village et y était resté toute une semaine, « ensorcelé par une fille. » Le pauvre garçon s’était constitué volontairement prisonnier; il attendait son jugement. D’un caractère doux et bon, il avait l’habitude de chanter un air dont la mélodie, quoique monotone, était pourtant si suave, si plaintive, que je ne pus jamais l’entendre sans une vive et profonde émotion. Des tons si purs ne pouvaient partir d’un cœur mauvais. Quand il eut quitté la prison, je ne pus savoir ce qu’il était devenu; je regrettais la plainte mélodieuse qui m’avait tant de fois charmé.

Sa cellule fut bientôt occupée par un sous-officier qui, reconnu coupable d’avoir mis le feu à un magasin de fourrage confié à sa garde pour faire disparaître un certain déficit, était devenu fou. Sa folie d’ordinaire était paisible; il parlait continuellement, se préparait à la mort, et exhortait sa maîtresse absente à placer sur sa tombe une croix noire dont il prescrivait minutieusement la forme et les ornemens. Une autre fois il se plaignait qu’un cousin l’avait piqué et lui avait sucé tout le sang, en ne laissant que de l’eau. On fit venir un pope, qui récita force prières pour l’exorciser. A la fin, le prisonnier lui barra le chemin. Le psautier dans une main, le crucifix dans l’autre, il lui répétait sans cesse : « Petit père (ba-