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gardant d’une manière étrange, ma foi, je n’en ai pas, mais je puis vous en procurer une... » Il m’envoya en effet une Bible, et je ne fus plus seul.

Ceux de mes compatriotes auxquels les deux noms du prince Bibikov et de M. Pissarev rappellent la désolation de tant de familles, les larmes et le sang de tant de nobles victimes, trois provinces opprimées et pressurées par la plus hautaine et la plus rapace des tyrannies, ceux-là seront sans doute étonnés et peut-être même choqués de ce que je viens de dire ici. Tels furent cependant leurs procédés à mon égard; je dois aussi déclarer qu’on n’a jamais non plus essayé sur moi ces moyens de torture auxquels ont été soumis tant de Polonais dans les prisons russes, et même plus d’un, hélas! de mes coaccusés. Une ou deux fois, il est vrai, on me menaça d’y recourir contre moi, mais l’exécution ne vint jamais.

L’enquête se poursuivait cependant, et bientôt je reçus la permission de me promener chaque jour durant une heure dans le corridor, dont on eut soin d’éloigner pour ce temps tout être vivant, excepté deux factionnaires. Le corridor était étroit, sombre et humide, mais je pouvais satisfaire au besoin impérieux de l’exercice; je pus aussi m’entretenir parfois à la dérobée avec une des deux sentinelles. Quand ces soldats étaient des Polonais (et il y en avait souvent, même de ceux qui avaient servi dans notre armée en 1831), ils me témoignaient beaucoup plus de compassion, mais gardaient aussi une bien plus grande réserve. Les soldats russes étaient plutôt poussés par la curiosité, et ce qui m’étonna surtout, ce fut que beaucoup parmi eux me demandèrent si je n’avais pas vu à l’étranger le grand-duc Constantin[1] ; ils croyaient fermement qu’il était vivant, en France ou en Angleterre, et qu’il reviendrait les délivrer de Nicolas. Je dus cependant renoncer à la véritable jouissance que me procuraient ces entretiens avec les sentinelles. Un factionnaire surpris un jour par le geôlier à causer avec moi fut emmené pour recevoir soixante coups de verges, et je pus entendre les cris déchirans du pauvre supplicié.

Je dois aussi dire quelques mots de mes voisins, ceux qui habitaient les cellules à côté ou en face de la mienne. Mes coaccusés étaient détenus dans une autre partie de la prison, et je n’avais aucune communication avec eux; une fois seulement j’entrevis de loin un d’entre eux, le bon et loyal juge Zawadzki, et je pus à peine le reconnaître : cet homme, autrefois fort et très corpulent, n’était plus qu’un squelette. Mes voisins du corridor, n’étaient pas des criminels politiques. L’un d’eux, un soldat nommé Toumanov,

  1. Frère de Nicolas, lieutenant du royaume de Pologne jusqu’à la révolution, et mort en 1831.