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vint le général commandant de la forteresse, qui me fit transférer dans une cellule en face pour qu’on nettoyât ma chambre. Il ordonna aussi de me faire raser; mais quand je priai l’officier qui assistait à cette opération de me laisser mes favoris, je reçus cette réponse plus que déplacée : «Non, non, vous ne garderez que les moustaches, ce sera tout à fait à la polonaise ; les anciens Polonais ne portaient que la moustache. » Bientôt je retournai dans ma chambre, rendue à peu près propre. Ce qui ajoutait à mon bonheur et à ma gratitude envers le général commandant, c’est qu’il me fit ôter les menottes. Cela est étrange à dire, mais avec la liberté des mains je recouvrai littéralement toute la liberté et l’énergie de mon esprit, retendais continuellement mes bras, osant à peine croire à ma félicité; je me réjouissais comme un enfant délivré de ses langes.

Une semaine à peu près s’écoula sans apporter de changement notable dans ma position. La nourriture qu’on me donnait était saine et abondante, la chambre fut nettoyée chaque jour; mais le manque d’air, de mouvement et d’occupation m’avait complètement énervé. Les chaînes m’empêchant de marcher et même de me tenir seulement sur pied, je restais presque toujours couché sur la paillasse, et je ne me levais d’ordinaire que le matin pour m’agenouiller et réciter le Pater. Les nuits étaient longues et sans lumière, troublées seulement par le bruit lointain et sourd du marteau, alors qu’on ferrait ou déferrait quelques-uns des prisonniers. Bien qu’il fût défendu aux factionnaires et aux gardiens de m’adresser la moindre parole, je sus cependant bientôt que tous mes coaccusés de Kamienieç se trouvaient dans la même prison que moi, mais qu’ils habitaient d’autres corridors.

Un jour, vers midi, un grand bruit se fit à l’entrée de ma cellule, ma porte fut ouverte, et un homme parut devant moi en petite tenue de général, entouré de généraux et d’aides-de-camp, tous en grand uniforme, et qui se rangèrent respectueusement au fond du corridor. C’était un homme de haute stature, aux cheveux gris coupés en brosse, d’une figure ovale sans moustaches, aux yeux très perçans. La manche gauche de l’habit attachée à un des boutons de l’uniforme et indiquant le manque de bras m’apprit tout de suite que j’avais devant moi le gouverneur-général de Volhynie, Podolie et Ukraine, prince Bibikov[1]. Il ôta sa casquette, repoussa la porte sans la fermer, prit place sur la chaise, et me fit signe de me rasseoir sur la paillasse d’où je m’étais levé. Pendant tout l’entretien qui suivit, il parut très incommodé par l’air vicié de la cellule.

  1. Le prince Bibikov a eu un bras emporté par un boulet à la bataille de Borodino. On connaît dans toute la Pologne la réponse qu’il fit un jour à une Polonaise qui lui demandait à genoux la grâce de son fils : « La main qui signe des grâces, madame, je l’ai laissée à Borodino. »