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si prolongé commençait à inquiéter. Bientôt après vint chez moi le colonel commandant de place, tout couvert de décorations; il me demanda en polonais comment je me portais, et quelle était la cause de ma maladie. Je le remerciai, mais je ne lui dis rien des accidens du voyage : à quoi bon me plaindre? Il me promit de m’envoyer du bouillon, et prit congé de moi par ces paroles : « Tâchez de vous restaurer; vous êtes très affaibli, et ici, dans notre prison, il faut avoir de la santé pour supporter diverses souffrances. »

J’étais affaibli en effet, mais je ne me ressentais plus du mal de tête infernal que je redoutais le plus. Je n’avais de douleur qu’à la poitrine, aux coudes et aux genoux, conséquences de l’accident, et ces douleurs, je devais les éprouver encore pendant des mois entiers. Je jetai un regard sur ma cellule; elle avait six pieds sur cinq, était assez haute, très négligée, malpropre, éclairée par une petite lucarne placée tout auprès du plafond, et grillée par des barreaux en fer au dedans comme au dehors. Au-dessus de moi, je lisais quelques noms péniblement inscrits sur le mur, entre autres celui de Rabczynski, que je devais retrouver plus tard en Sibérie. Pour tout ameublement, il n’y avait qu’une petite table, une chaise en bois ordinaire et un grand poêle en faïence. On m’apporta du bouillon et du pain; mais la difficulté de manger avec des menottes me causa une si grande irritation que je finis mon repas avant d’avoir apaisé mon appétit. Tout à coup la vue du pain qui était resté me suggéra une idée que je crus providentielle. Ce n’était certes pas la première fois que je pensais à Konarski[1], dont les souffrances étaient encore présentes à toute mémoire. Je savais que la faim avait été un des moyens de torture employés contre lui, et je n’étais pas du tout sûr de n’avoir point non plus à passer par la même épreuve. J’imaginai donc de me ménager une ressource pour ce cas extrême, et je cachai le pain derrière le poêle, tout en haut, dans un trou; ainsi fis-je les jours suivans avec le pain qu’on m’apportait. Je fus très heureux de ce magasin de biscuit que je me préparais pour les temps de disette.

Restauré un peu par le long sommeil et la nourriture, je devins plus sensible à une douleur cuisante que je ne pus d’abord m’expliquer; bientôt je m’aperçus que j’étais couvert de vermine : la paillasse, la chambre en étaient infectées, et les menottes ne me permettaient même pas d’y porter le moindre remède ! Je regardai autour de moi, et je vis deux yeux attachés sur moi : c’était le factionnaire qui montait la garde dans le corridor, et avait ordre de surveiller tous mes mouvemens par le vasistas de ma porte; mais j’eus beau appeler, il n’y fit aucune attention. Heureusement, le lendemain

  1. Célèbre émissaire, exécuté en 1841 à Wilna, après une longue et cruelle détention.