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tendais de nouveau, récités par de malheureux prisonniers et accompagnés du bruit des chaînes.

Deux jours après, pendant lesquels je fus plusieurs fois visité par le sous-préfet et le médecin, je me sentis très affaibli encore il est vrai, mais tout à fait délivré de mes maux de tête. Sur la demande de l’employé qui m’accompagnait, si j’étais prêt à continuer le voyage, je répondis affirmativement, car j’avais hâte d’arriver enfin à Kiow. Au moment de monter dans les traîneaux, j’aperçus dans la cour un régiment de soldats dont la tenue me parut si belle et si martiale que j’en fis la remarque au sous-préfet, qui se trouvait à mes côtés. « Ce sont, me dit-il, des soldats polonais de 1831 incorporés depuis dans l’armée du sud. » Voilà donc comment je devais me rencontrer de nouveau, après tant d’années, avec mes anciens compagnons d’armes ! Je ne pus m’empêcher de me découvrir devant eux et de leur crier à haute voix et en polonais : « Salut, camarades! — En avant! » s’écria tout de suite le sous-préfet, et les chevaux partirent comme une flèche.

A peine nous étions-nous éloignés de deux ou trois lieues de Braçlaw qu’une voiture vint à notre rencontre allant un train d’enfer, et s’arrêta en face de nous. J’en vis descendre un officier de gendarmerie qui, après avoir causé quelques instans et à voix basse avec mon compagnon, s’approcha de moi et m’annonça que j’étais désormais placé sous sa garde. C’était un jeune homme de vingt et quelques années tout au plus, très grand, très maigre, très serré, à la taille de guêpe, à l’air dur, hautain. Allemand de naissance, comme je l’appris depuis. La vue de cet homme me causa une sorte de malaise, et je me pris à regretter le major Poloutkovskoï. A un certain endroit, l’officier nous fit quitter la grande route, et nous descendîmes bientôt devant une maison isolée, un corps de garde à ce qu’il me parut, où l’on me mit des menottes. On me mena ensuite dans une hutte souterraine, espèce de forge où un soldat maréchal-ferrant parvint à grand’peine à rallumer le fourneau. L’officier, ayant tiré je ne sais d’où des chaînes, les tenait dans ses mains et les contemplait d’un œil curieux, même farouche. Ces fers étaient les plus détestables du monde, devenus rouges de rouille, composés seulement de deux larges barres reliées au milieu par un chaînon et ayant aux deux bouts deux anneaux pour entourer les pieds. Les apprêts finis, le soldat essaya les anneaux sur mes pieds au-dessous de la cheville, et je ne pus m’empêcher de pousser un cri de douleur, tant ils étaient étroits. L’officier dit seulement : «Allons, allons! » Mais quand on voulut souder définitivement, je retirai mes pieds, et je déclarai que je porterais plainte devant le gouverneur-général, si on n’élargissait pas les anneaux. Cela fit réfléchir l’officier : il ordonna d’obtempérer à ma demande; enfin on introduisit