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tuées avec une conviction profonde, firent impression sur mon gardien. Nous continuâmes le reste de la nuit à marcher au pas, et, arrivés au point du jour à une station, il me fit même donner des traîneaux, quoique la route ne fût pas du tout couverte de neige; elle n’était que boueuse. Enfin à une heure après midi nous atteignîmes Braçlaw, où nous attendait déjà le major Poloutkovskoï. Mon état déplorable le toucha visiblement; il posa sa main sur mon bras, me regarda avec attention et me questionna sur le mal que j’éprouvais. Ce fut la première et la seule fois qu’il me montra une véritable compassion. Il me dit que les besoins du service rappelaient impérieusement à Kiow, mais que moi je resterais ici le temps nécessaire pour recouvrer un peu de force. Il me congédia bientôt, et, après avoir marché encore quelque temps, mon véhicule ’arrêta dans la ville, devant un édifice vaste et triste. On me fit descendre, les lourdes portes crièrent sur leurs gonds, et, après avoir traversé plusieurs sombres corridors, je me trouvai au milieu d’une petite chambre assez propre, et dont la fenêtre était munie de fortes barres de fer. Je me jetai sur la paillasse que j’aperçus dans un coin, en me couvrant de mon manteau. Quelques instans après, je reçus la visite du sous-préfet et d’un médecin, un Polonais, qui me questionna avec beaucoup d’intérêt, me prescrivit le repos et quelques médicamens. Je fus laissé seul avec les deux gendarmes. Le repos était en effet le seul remède à mes maux, dont je ne me ressentais en rien tant que je restais couché et tranquille. De longues heures se passèrent, quand tout à coup, au milieu d’un silence profond, j’entendis un cliquetis étrange que je ne pouvais pas d’abord m’expliquer. Je finis par distinguer le bruit des chaînes derrière le mur et dans les corridors. Je me trouvais donc dans une de ces grandes prisons appelées krepost. Quels étaient mes compagnons? De simples criminels, ou bien peut-être des détenus politiques, des compairiotes? Mon doute ne tarda pas à être éclairci. J’entendis des chants s’élever, sonores, répétés en chœur, entrecoupés par le bruit des fers. Les paroles étaient polonaises, la mélodie bien connue : Couché dans la crèche le divin enfant... C’était donc Noël[1], et les pauvres prisonniers, des compatriotes, entonnaient à minuit, d’après la coutume séculaire de notre pays, le vénérable cantique pour saluer la naissance du Sauveur! Vinrent ensuite les autres cantiques d’usage : Lange dit aux pasteurs... Ils accoururent à Bethléem,... etc. Ah! les chants de Noël, ces chants qui avaient bercé mon enfance et ma jeunesse, et que je n’avais plus entendus depuis douze ans, depuis que j’avais émigré! Après douze ans, je les en-

  1. Dans les provinces détachées, on célèbre les fêtes catholiques selon le vieux calendrier. Ceci explique comment le prisonnier a pu entendre les chants de Noël après avoir été arrêté le 31 décembre.