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je ne leur demandais pas autre chose, et je n’avais rien d’autre à leur dire... » Malgré la conviction qu’ils avaient depuis longtemps, le gouverneur et le major Poloutkovskoï ne purent maîtriser une exclamation de surprise en m’entendant tout à coup m’exprimer en polonais; à mesure que je parlais, la figure du gouverneur s’épannuissait, il se frottait les mains, parcourait à grands pas la salle, et quand j’eus cessé, il s’approcha de moi avec un air bienveillant : il semblait me savoir gré d’avoir mis fin à une situation insoutenable. Après quelques questions insignifiantes, il donna l’ordre de m’emmener.

Revenu à la maison de police, et encore sous l’empire de l’excitation récente, j’y surpris étrangement tout le monde en parlant tout à coup polonais. J’interpellai dans cette langue le directeur, les employés, les gardiens. Je prenais un plaisir enfantin, fébrile, à user d’une liberté que je m’étais si longtemps interdite, et ainsi fis-je encore le jour suivant. Par une obstination qui tenait plutôt à une répugnance qu’à un calcul quelconque, je prétendais toujours ne rien comprendre au russe; mais quant au polonais je m’en donnai à cœur joie, et je semblai vouloir me dédommager en quelques heures de l’abstention de toute une année.

Ainsi finirent les préliminaires de mon enquête, et le lendemain le major Poloutkovskoï vint m’avertir de me tenir prêt à partir le soir même pour Kiow.

Ce fut par une belle et froide nuit d’hiver que je quittai Kamienieç. Je pris place dans une bonne et large calèche, à côté du major Poloutkovskoï; en face de nous, deux gendarmes se trouvaient assis, les armes chargées. Nous fûmes suivis par une seconde voiture, dans laquelle se trouvaient deux employés de la police secrète. Vu la saison et l’heure avancée (minuit), la ville était complètement déserte et sombre. En passant devant certaines maisons que je connaissais, et dont les habitans étaient liés à mon sort, je levai les yeux et j’y aperçus de la lumière. Étaient-ce des signes d’adieu, ou bien les indices de veilles pleines d’angoisse? Le tintement plaintif des grelots attachés, selon l’habitude russe, au timon de la voiture, traînée par trois chevaux, troublait seul le silence lugubre de la nuit. Moi aussi, je m’enfermai dans un silence complet, je m’adonnai tout entier à une voluptueuse tristesse, et je sus gré au major de n’interrompre le cours de mes pensées par aucune parole, pas même au moment des relais. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il donna le signal de la conversation; elle ne roulait d’abord que sur la France, son administration, son régime communal, son agriculture, son commerce, tous sujets qui semblaient l’intéresser beaucoup. Peu à peu nous nous mîmes à parler de la politique et même de l’émigration, et j’eus lieu de constater la parfaite exacti-