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de les expliquer à mes élèves dans une langue qui m’était aussi familière qu’à eux-mêmes ! Un de mes premiers disciples fut un certain Dmitrenko, employé à la chambre des finances, joyeux garçon, et qui eut tout à coup la fantaisie de vouloir apprendre de moi le français, dont il ne savait pas le premier mot. À bout de procédés pour nous faire mutuellement comprendre pendant l’enseignement, il finit par me proposer de me donner quelques notions du russe (que je savais parfaitement bien) ; mais il ne put jamais arriver à me le faire lire couramment, et ne cachait pas son étonnement sur le manque d’intelligence de ces Français dont on vantait tant l’esprit.

Au milieu de mes compatriotes, l’incognito que je gardais m’exposait très souvent à des scènes dont souffraient mon sentiment intime et ma délicatesse d’honnête homme. J’étais confident involontaire et forcé des relations et même des secrets de famille, qu’on croyait dérober complètement à ma connaissance en les traitant en polonais. Ce n’était pas non plus précisément des choses toujours flatteuses pour moi que je parvenais à surprendre dans de telles conversations. Un jour par exemple, me voyant pour la première fois dans un salon et apprenant que j’arrivais récemment de Paris, un visiteur qui m’était inconnu désira me demander des nouvelles de son frère qui vivait dans cette capitale, émigré, et que je connaissais en effet très bien ; mais le maître de la maison l’en dissuada chaleureusement. « Tu sais bien qu’il est rigoureusement défendu de s’informer de la situation de parens émigrés ; prends garde, on n’est pas sûr avec un étranger. » Le sang me montait à la tête, et je me courbai bien vite sur un livre que je feuilletais.

Qu’on me permette encore un autre souvenir. Je donnais des leçons aux deux filles de la bonne et aimable Mme Piekutowska. Une fois, dans un entretien avec elles, je touchai à la Pologne ; la belle Mathilde répondit avec véhémence à ma parole insouciante, une de ces paroles comme nous en lance si souvent un étranger en ne se doutant pas qu’il fait saigner une profonde blessure. La sœur aînée l’interrompit brusquement en polonais : « Comment peux-tu parler des choses saintes devant un écervelé de Français ! »

De pareils incidens arrivaient presque chaque jour : ils me causaient tantôt du plaisir, tantôt de la gêne ; mais la gêne devenait de la rage concentrée quand, dans les maisons russes, j’étais forcé de dévorer en silence ou de discuter avec le calme désintéressé d’un étranger des propos blessans pour ma nation que se permettaient nos oppresseurs. C’est surtout dans la maison de M. Abaza que je souffrais souvent de telles tortures, et j’essaierais en vain d’en donner une idée.

Ma sécurité, ainsi que celle d’autres personnes, pouvait être compromise, si l’on m’avait soupçonné de connaître la langue du pays ;