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m’efforçai de saisir les paroles qu’échangeaient entre eux mes compatriotes, et j’attrapai ainsi des lambeaux de phrase : « De France? — Sait-il quelque chose sur les nôtres? — Les Français pensent-ils à nous? — Des événemens se préparent peut-être? » Mon émotion fut grande, mais je redoublai d’animation dans le récit que je faisais à mon interlocuteur des beautés et des splendeurs de Paris.

Tout en discourant, je ne négligeai pas d’informer M. Rogatchev, ainsi que les autres habitués, que j’étais venu à Kamienieç dans l’intention d’y chercher fortune comme maître de langues, que je ne demanderais pas mieux que de me fixer dans la ville, sauf à pousser, si mon intérêt l’exigeait, dans l’intérieur même de la Russie. Je renouvelai cette déclaration le lendemain à la police, car j’avais hâte de régulariser ma position. Le permis de séjour me fut accordé sans difficulté; quant à mon intention de donner des leçons de langues étrangères dans des maisons privées, on me prévint qu’il y avait là encore plusieurs formalités à remplir : il fallait adresser notamment des demandes de permission au gouverneur militaire, au directeur du lycée, etc. Bientôt je reçus les autorisations exigées, et grâce aux recommandations de mon officier ainsi que d’autres personnes dont je fis la connaissance dans les premiers jours, grâce surtout aux prévenances dont tout étranger est l’objet dans notre pays, les demandes de leçons m’arrivèrent de tous côtés et dès le début. Je recherchai de préférence les maisons des employés russes : c’était le moyen de détourner de moi tout soupçon et de compromettre le moins possible mes compatriotes. L’offre qui me fut faite par la maison Abaza me fut surtout précieuse, et je me gardai bien de négliger de telles relations : le colonel Abaza, président de la chambre des finances, était un fonctionnaire russe des plus haut placés et des plus influens. Je ne me refusai pas, bien entendu, aux familles polonaises; mais je recherchai surtout celles qu’une découverte aurait le moins exposées, c’est-à-dire les maisons des veuves, des vieillards, celles-là enfin où il n’y avait pas de jeunes gens. Au bout de quelques semaines, ma position était établie, mes relations très étendues; j’allai dans les cercles, dans les réunions, et toute la ville connut très bien M. Catharo, qu’elle s’obstinait à appeler un Français.

C’est ainsi qu’après douze ans passés dans l’émigration je me trouvai de nouveau dans mon pays, non loin même de ma famille (elle habitait l’Ukraine), en qualité de Maltais, sujet britannique, enseignant les langues étrangères, et ne comprenant pas un mot de polonais ou de russe. Cette dernière circonstance mettait très souvent ma circonspection et mon sang-froid à de rudes épreuves, que l’exercice du professorat ne faisait qu’aggraver. Combien de fois n’étais-je pas tenté, devant certains passages ou locutions difficiles,