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de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille : tous trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane, tant il éclatait d’agrémens et de beauté dans la mère et dans les enfans. »

Chose étrange, de ces deux enfans entre lesquels on la voit tout d’abord apparaître, celui que Mme de Sévigné préfère, qui a toute son adoration enthousiaste, c’est sa fille, la plus jolie fille de France, Mme de Grignan, qui, après avoir brillé à la cour dans les ballets des Arts et des Amours déguisés, allait régner en Provence avec son mari, alors lieutenant du roi, à la place du duc de Vendôme. Partout où est Mme de Sévigné, à Paris, à Livry, aux Rochers, sa première pensée est pour sa fille, qui est toute sa vie, son orgueil, son culte. Charles de Sévigné, son fils, s’efface un peu entre cette sœur préférée et cette mère incomparable. Et pourtant il vaut peut-être mieux, à tout prendre, que Mme de Grignan ; il a une physionomie plus attrayante dans le demi-jour où il est resté. C’était, à la vérité, un incorrigible coureur d’aventures, faisant son éducation avec Mlle de Lenclos, qui l’appelait pour sa froideur « une vraie citrouille fricassée dans la neige, » passant de Ninon à la Champmeslé, qui n’en était pas plus contente, et à bien d’autres, il fit tant de folies ! Malgré tout, c’était lui qui ressemblait le plus à sa mère, et qui l’aima le plus sans doute. Comme elle, il avait de la facilité, de l’enjouement, une vivacité naturelle. Saint-Simon a dit de lui que c’était moins « un homme d’esprit que d’après un esprit. » Il amusait sa mère, qui retrouvait en quelque sorte sa propre image en lui, et quand il était avec elle aux Rochers, il lui lisait un chapitre de Rabelais, des romans ou des comédies. Charles de Sévigné servit comme guidon, puis comme sous-lieutenant à la compagnie des gendarmés-dauphin, et fit la guerre honnêtement, c’est-à-dire bravement, mais sans goût, sans ambition. Ce bizarre jeune homme était d’humeur indépendante, n’aspirait qu’à se retirer en Bretagne, fuyait la cour, et au grand scandale de Mme de Sévigné et de Mme de Grignan, il trouvait que les honneurs étaient des chaînes. Il finit singulièrement : il se réfugia dans la dévotion, après avoir enfin réalisé son vœu de se retirer et de se marier en Bretagne. Le monde d’alors retentissait des préférences enthousiastes de Mme de Sévigné pour sa fille. Quant à lui, il n’éprouva jamais un mouvement de jalousie, et on sent je ne sais quelle délicatesse supérieure dans sa conduite après la mort de sa mère, lorsqu’on en vint à des arrangemens de famille. Mme de Sévigné avait laissé au lieutenant civil Le Camus des papiers qui assuraient des avantages à Mme de Grignan. Bien loin de se plaindre, Charles de Sévigné écrivit à sa sœur une lettre d’une noblesse singulière : « Je