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tion. La cause première a-t-elle laissé un jour échapper le monde de ses mains par caprice et comme par hasard, ou bien l’action créatrice a-t-elle eu un motif, une intention, un dessein ? Cet univers, créé par une toute-puissance éternelle et infinie, est-il limité en étendue et en durée, atome perdu dans un coin de l’espace, jouet d’un instant fait pour être brisé, ou bien participe-t-il en quelque manière à l’infinité du Créateur? Problèmes délicats et redoutables sur lesquels Descartes n’aimait pas à être pressé. C’est presque malgré lui et entraîné par la force logique des idées qu’il a été conduit à s’en expliquer quelquefois. Par exemple, il se borne à dire dans ses livres que l’étendue de l’univers est indéfinie: mais dans ses lettres il se moque de ceux qui font le monde fini et renferment, dit-il, l’œuvre de Dieu dans une boule. S’il avait voulu suivre ces vues hardies, il aurait conçu le monde comme infini en durée aussi bien qu’en étendue; mais il eut quelque scrupule à cet égard, et quand la reine Christine, qui voulait tout savoir, l’interrogeait sur l’éternité du monde, il se bornait à lui dire que le monde ne périra jamais, et que plus on agrandit en tout sens l’idée qu’on se forme de l’univers, plus on a sujet de louer le Créateur dans l’infinité de ses œuvres.

Parmi ces vues sur les rapports de Dieu et du monde, il y en a une assez étrange : c’est que la volonté de Dieu est la véritable origine du bien et du mal, du beau et du laid, du vrai et du faux. Non-seulement il dépend de la libre volonté de Dieu que le monde existe ou n’existe pas, mais c’est elle qui fait que le bien est le bien et que le mal est le mal, et pour aller à la limite extrême de cette doctrine, il faut dire, selon Descartes, que, si l’homicide est un crime, si les rayons du cercle sont égaux et si deux et deux font quatre, c’est parce que Dieu l’a voulu.

C’est ici que Malebranche, jusqu’à ce moment pur cartésien, se sépare de son maître et devient lui-même. — Qu’est-ce que Dieu? demande-t-il. Dieu, c’est sans doute la cause infinie, la cause toute-puissante; mais c’est aussi la cause intelligente, la raison même, la raison universelle, la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Comment savons-nous qu’il existe un Dieu, et pourquoi pensons-nous à lui? C’est que nous avons des idées, des idées absolues, l’idée de la justice éternelle, de la beauté sans mélange, de la parfaite bonté. Otez ces idées. Dieu n’est pour nous qu’une force immense et brutale, en tout semblable, sauf le degré, aux énergies aveugles de la nature inanimée. Or, si une telle conception est infiniment au-dessous de la perfection suprême, si Dieu est le type même de la justice, de la beauté, de la vérité, on ne peut plus admettre en lui une volonté arbitraire et se le figurer comme une sorte de tyran, sans autre règle que sa volonté, c’est-à-dire son caprice,