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raconte les fredaines sans se gêner, et tant d’autres enfin qui ne font que passer, mais qui vivent.

Il est des femmes qui ont eu plus d’éloquence, plus de feu dans la passion ; d’autres ont eu une plus grande place dans le monde par le rôle qu’elles ont joué ; il en est qui ont été plus réellement des écrivains, dans le sens ordinaire du mot, comme l’auteur de la Princesse de Clèves. Mme de Sévigné, quant à elle, a le naturel d’une femme supérieure naissant dans la société d’une grande époque, heureuse de vivre et de se produire, et laissant partout comme une trace lumineuse. Née en 1626, laissée orpheline dès son enfance par la mort prématurée de son père, le baron de Chantal, et de sa mère, Marie de Coulanges, — veuve en 1652 après quelques années à peine d’une union mal assortie avec un mari batailleur et léger, qui allait se faire tuer dans un duel par le chevalier d’Albret, appelée par son rang à briller à la cour, tenant par le sang à sainte Chantal et à Bussy, à ces Rabutin, d’une physionomie un peu étrange, — mêlée à tout ce qui s’agitait autour d’elle, à la fronde, à Port-Royal, comme aux réunions mondaines et littéraires, Mme de Sévigné apparaît dès le premier moment comme une des plus séduisantes figures de ce siècle qui, plus que tout autre, fut le siècle des femmes, que Saint-Simon appelle le siècle « de la belle conversation et de la belle galanterie. » Tout le monde a tracé son portrait, Mme de La Fayette et Bussy, aussi bien que Somaize, dans le Dictionnaire des Précieuses, et l’auteur de Clélie, et partout elle est représentée de même, belle d’une beauté qui n’avait rien de régulier, avec ses paupières bigarrées, ses yeux bleus et pleins de feu, sa chevelure blonde, abondante et fine, son teint éclatant, et cette grâce spirituelle qui illuminait son visage, qui faisait dire que la joie était l’état véritable de son âme, qu’une seule personne comme elle tenait lieu d’une grande compagnie, selon le mot de la mère Agnès Arnaud. Le hasard lui avait donné dans sa jeunesse deux maîtres singuliers, Chapelain et Ménage, qui s’employèrent de leur mieux à lui enseigner l’italien, l’espagnol et même le latin ; mais ses deux grands maîtres, à vrai dire, furent la société de son temps et la nature. Par là elle est devenue ce génie charmant qui, à travers des élans d’éloquence familière, a surtout réussi à faire une chose classique de l’art de dire des riens. Mme de Sévigné écrit des lettres comme La Fontaine des fables ou Molière des comédies ; elle fait de sa correspondance tout un drame dont elle s’amuse elle-même, qui met son imagination en verve, et où son esprit se prodigue sans s’épuiser jamais, bien différente en cela d’une de ses contemporaines, d’une humeur plus sobre, Mine de La Fayette, qui lui disait : « Le goût d’écrire vous dure encore pour tout le monde ;