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qu’ils y étaient allés. Rappelons en passant la fameuse princesse Elisabeth, l’amie et la correspondante de Descartes, qui voulut l’être aussi de son plus brillant disciple; mais il faut insister un peu plus sur le grand Condé. Ce prince, qui dans la campagne de Hollande avait désiré s’entretenir avec Spinoza, lut la Recherche de la Vérité, et voulut en connaître l’auteur. Nous avons, grâce à M. l’abbé Blampignon, le récit même de Malebranche :


« M. le Prince me manda il y a environ trois semaines; je fus le trouver à Chantilly, ou j’ai demeuré deux ou trois jours; il souhaita de me connaître à cause de la Recherche de la Vérité, qu’il lisait actuellement. Il a achevé de la lire, et en est extrêmement content, et du Traité de la Nature et de la Grâce, qu’il trouve si beau que jamais livre ne lui a donné plus de satisfaction. Il m’écrit qu’il me fera l’honneur de m’en écrire encore plus particulièrement. M. le Prince est un esprit vif, pénétrant, net, et que je crois ferme dans la vérité, lorsqu’il la connaît; mais il veut voir clair. Il m’a fait mille honnêtetés; il aime la vérité, et je crois qu’il en est touché. Je vous écris ceci, parce que vous voulez savoir tout ce qui me regarde, et que vous me le demandez sans cesse dans vos lettres[1]. »


Quel dommage que cette lettre soit si courte et que la modestie de Malebranche ait abrégé le récit! Comme on voudrait avoir assisté à l’entretien! Malebranche y travailla-t-il à la conversion de Condé, comme on l’a dit? J’en doute fort, pour bien des raisons; mais toujours est-il que Condé dit à ses hôtes de Chantilly : « Le père Malebranche m’a plus parlé de Dieu en un jour que mon confesseur pendant le reste de ma vie. » Le prince resta en correspondance avec l’humble religieux de la rue Saint-Honoré, et tout à l’heure nous verrons Condé suivre les débats de Malebranche avec Arnaud et en dire son mot avec la sûreté de coup d’œil d’un esprit supérieur et la réserve de bon goût d’un homme qui ne se pique de rien, et de théologie moins que de tout le reste.

Parmi ces hommages, ces empressemens, ces marques d’admiration, que fait Malebranche? Il se dérobe, il se cache, il s’enfonce dans sa solitude. On veut avoir son portrait, il s’y refuse; il faut, pour essayer de saisir ses traits à la dérobée, user de subterfuge. Il consent enfin, non sans peine, à poser devant Santerre, un bon élève de Lebrun. Ce portrait est à Juilly; il a été gravé par Edelinck, et le musée de Versailles en a une bonne copie. M. l’abbé Blampignon nous apporte un renseignement de plus, c’est aussi un portrait ou plutôt un signalement minutieux qui aura son prix pour les personnes qui d’un grand homme veulent tout savoir[2].

  1. Lettre du 18 août 1683, page 21 de la correspondance inédite publiée par l’abbé Blampignon.
  2. Je dirai à ces curieux que Malebranche, débile de corps et ayant besoin d’excitans, fort ami d’ailleurs des nouveautés en tout genre, est un des premiers qui aient fait usage du café. J’ajouterai tout bas qu’il avait l’habitude de mâcher du tabac, ce qui n’avait pas peu contribué, dit le père Adry, à le rendre aussi sec qu’il était. (Ms de l’Arsenal.)