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jamais plus de quelques heures, soit d’un redoublement de verve qui l’entraînait à toute bride pendant plusieurs semaines.

Une ou deux fois je le vis faire un paquet de certains papiers, les mettre sous enveloppe avec l’adresse de Paris et les confier avec des recommandations pressantes au facteur rural de Villeneuve. Il attendait alors dans une anxiété visible une réponse à son envoi, réponse qui venait ou ne venait pas ; puis il reprenait du papier blanc comme un laboureur passe à un nouveau sillon. Il se levait tôt, courait à son bureau de travail comme il se serait mis à un établi, se couchait fort tard, ne regardait jamais à sa fenêtre pour savoir s’il pleuvait ou s’il faisait beau temps, et je crois bien que le jour où il a quitté les Trembles il ignorait qu’il y eût sur les tourelles des girouettes sans cesse agitées qui indiquaient le mouvement de l’air et le retour alternatif de certaines influences. « Qu’est-ce que cela vous fait ? » me disait-il, lorsqu’il me voyait m’inquiéter du vent. Grâce à une prodigieuse activité dont sa santé ne se ressentait point et qui semblait son naturel élément, il suffisait à tout, à mon travail en même temps qu’au sien. Il me plongeait dans les livres, me les faisait lire et relire, me faisait traduire, analyser, copier, et ne me lâchait en plein air que lorsqu’il me voyait trop étourdi par cette immersion violente dans une mer de mots. J’appris avec lui rapidement et d’ailleurs sans trop d’ennuis tout ce que doit savoir un enfant dont l’avenir n’est pas encore déterminé, mais dont on veut d’abord faire un collégien. Son but était d’abréger mes années de collège en me préparant le plus vite possible aux hautes classes. Quatre années se passèrent de la sorte, au bout desquelles il me jugea prêt à me présenter en seconde. Je vis approcher avec un inconcevable effroi le moment où j’allais quitter les Trembles.

Jamais je n’oublierai les derniers jours qui précédèrent mon départ : ce fut un accès de sensibilité maladive qui n’avait plus aucune apparence de raison ; un vrai malheur ne l’aurait pas développée davantage. L’automne était venu ; tout y concourait. Un seul détail vous en donnera l’idée.

Augustin m’avait imposé, comme essai définitif de ma force, une composition latine dont le sujet était le départ d’Annibal quittant l’Italie. Je descendis sur la terrasse ombragée de vignes, et c’est en plein air, sur la banquette même qui borde le jardin, que je me mis à écrire. Le sujet était du petit nombre des faits historiques qui, dès lors, avaient par exception le don de m’émouvoir beaucoup. Il en était ainsi de tout ce qui se rattachait à ce nom, et la bataille de Zama m’avait toujours causé la plus personnelle émotion, comme une catastrophe où je ne regardais que l’héroïsme sans m’occuper du droit. Je me rappelai tout ce que j’avais lu, je