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nom, comme j’en avais eu de graves d’abord pour garder tout à fait l’anonyme, des raisons diverses et qui toutes ne tenaient pas seulement à des considérations de prudence littéraire et de modestie bien entendue. Vous voyez que j’ai bien fait, puisque nul ne sait aujourd’hui que celui qui signait mes livres a fini platement par se faire maire de sa commune et vigneron.

— Et vous n’écrivez plus ? lui demandai-je.

— Oh ! pour cela, non, c’est fini ! D’ailleurs, depuis que je n’ai plus rien à faire, je puis dire que je n’ai plus le temps de rien. Quant à mon fils, voici quelles sont mes idées sur lui. Si j’avais été ce que je ne suis pas, j’estimerais que la famille des de Bray a assez produit, que sa tâche est faite, et que mon fils n’a plus qu’à se reposer ; mais la Providence en a décidé autrement, les rôles sont changés. Est-ce tant mieux ou tant pis pour lui ? Je lui laisse l’ébauche d’une vie inachevée, qu’il accomplira, si je ne me trompe. Rien ne finit, reprit-il, tout se transmet, même les ambitions.

Une fois descendu de cette chambre dangereuse, hantée de fantômes, où je sentais que les tentations devaient l’assiéger en foule, Dominique redevenait le campagnard ordinaire des Trembles. Il adressait un mot tendre à sa femme et à ses enfans, prenait son fusil, sifflait ses chiens, et, si le ciel s’embellissait, nous allions achever la journée dans la campagne trempée d’eau.

Cette existence intime dura jusqu’en novembre, facile, familière, sans grands épanchemens, mais avec l’abandon sobre et confiant que Dominique savait mettre en toutes choses où sa vie intérieure n’était pas mêlée. Il aimait la campagne en enfant et ne s’en cachait pas ; mais il en parlait en homme qui l’habite, jamais en littérateur qui l’a chantée. Il y avait certains mots qui ne sortaient pas de sa bouche, parce que, plus qu’aucun autre homme que j’aie connu, il avait la pudeur de certaines idées, el l’aveu des sentimens dits poétiques était un supplice au-dessus de ses forces. Il avait donc pour la campagne une passion si vraie, quoique contenue dans la forme, qu’il demeurait à ce sujet-là plein d’illusions volontaires, et qu’il pardonnait beaucoup aux paysans, même en les trouvant pétris d’ignorance et de défauts, quand ce n’est pas de vices. Il vivait avec eux dans de continuels contacts, quoiqu’il ne partageât, bien entendu, ni leurs mœurs, ni leurs goûts, ni aucun de leurs préjugés. La simplicité extrême de sa mise, celle de ses manières et de toute sa vie auraient au besoin servi d’excuses à des supériorités que personne au surplus ne soupçonnait. Tous à Villeneuve l’avaient vu naître, grandir, puis, après quelques années d’absence, revenir au pays et s’y fixer. Il y avait des vieillards pour lesquels, à quarante-cinq ans tout à l’heure, il était encore le petit