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Mme B… me fit un tableau déchirant de l’aspect de ce dépôt, et m’assura qu’un millier peut-être de petits nègres y avaient été jetés dans le courant d’un mois.

La campagne de 1860-61 fut encore marquée par deux incidens funestes pour les noirs : la mort de M. Vayssière, l’abandon des missions. M. Alexandre Vayssière, ancien officier de hussards, plus tard naturaliste, puis chasseur d’éléphans et traitant d’ivoire, écrivain à ses heures, comme il l’a prouvé par ses études sur l’Abyssinie[1], était de cette minorité française qui fait aimer et respecter le drapeau français dans l’Afrique égyptienne. Sa petite taille, qui le faisait familièrement surnommer le rat, contrastait avec une âme énergique, chevaleresque et passionnée. Accoutumé par ses antécédens à suivre et à imposer une discipline militaire, il y avait plié les quatre-vingts hommes qu’il commandait, et qui étaient cités dans tous les établissemens pour leur bonne tenue. Il faisait loyalement le commerce de l’ivoire, et ne perdait aucune occasion d’exprimer énergiquement le mépris que lui inspiraient les négriers. M. Vayssière ne se bornait pas à une opposition verbale ou écrite : les négriers savaient par expérience qu’il n’était pas prudent de venir exercer dans son rayon. À la suite d’une journée passée dans la savane, il était rentré un soir à son poste d’Akorber, chez les Toutch, quand il trouva le village en deuil, et apprit qu’un négrier égyptien avait passé par là, razzié la bourgade en l’absence des hommes qui étaient partis pour la pêche, et enlevé vingt et un enfans, après quoi il s’était remis en route en descendant le fleuve. M. Vayssière eut vite pris son parti. Il savait qu’au-dessous d’Akorber le Nil dessine à peu près les mêmes circuits que la Seine entre Paris et Meulan, que les barques arabes ne vont jamais très vite, et qu’il avait toute chance de rattraper son négrier à une heure de là. Avec un peloton de ses hommes et suivi des nègres ses protégés, il se mit en route et rejoignit l’Egyptien au premier mechera venu. Il faisait nuit noire. M. Vayssière le héla et lui réclama les captifs. Dénégations du brigand, qui affirmait n’en avoir aucun à bord. « C’est ce que je vais vérifier, » dit Vayssière, et, le revolver au poing, il monta seul à bord de la barque sans s’effrayer des mines suspectes qui l’entouraient. Le pont et les cabines, bien explorés, étaient parfaitement en règle. Le visiteur ne se tint pas pour battu, et, s’adressant aux mères des captifs qui bordaient la rive, il leur commanda d’appeler leurs enfans à haute voix. Une mère appela sa fille : celle-ci répondit du faux pont du négrier. « Tu vas mettre à terre tous les enfans que tu as cachés là-dessous, dit le Français au flibustier, et s’il en manque un seul, mes tireurs, qui sont là, sur

  1. Voyez, dans la Revue du 1er  octobre 1850, son étude sur l’Hedjas et l’Abyssinie.