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Deux jours après, quand je retournai le voir, le danger était passé. Le consul d’Autriche lui ayant dit qui j’étais, il me regarda et me remercia d’un signe. Je ne l’ai plus revu. Quelques jours après, je partais pour le sud, et j’appris plus tard que, sa santé s’étant améliorée, il s’était fait porter à bord d’une barque qui descendait le Nil, et qu’il avait regagné l’Europe. C’est ce mourant sauvé par miracle des fièvres du Sennaar que la Providence semblait avoir choisi et réservé pour être l’énergique accusateur des crimes commis sur le Nil-Blanc. Tout le monde scientifique en Allemagne connaît le terrible réquisitoire publié par lui à Berlin en 1861. sur les marchés d’hommes au Fleuve-Blanc[1]. L’effet des accusations du docteur Hartmann est d’autant plus puissant qu’il s’est abstenu de toute déclamation. Son écrit est un tissu serré de faits inattaquables, et l’auteur ne recule pas devant les noms propres. Les révélations du docteur Hartmann semblent avoir été le signal d’une sorte d’enquête générale sur les faits qu’il dénonçait[2], et qui ne pouvait commencer plus à propos qu’à la suite de cette année 1861, où, comme on va le voir, les négriers ont redoublé d’audace.


II. — LES ÉVÉNEMENS DE 1861 DANS LE SOUDAN. — LES MISSIONS.

La campagne de 1860-61 a été l’une des plus néfastes dans les annales du Soudan. Les slavers, persuadés que leur industrie avait fait son temps et n’en avait peut-être plus que pour une année, avaient résolu de prendre des avances sur l’avenir en tentant des coups de filet capables de les enrichir avant l’émission des décrets dont ils se voyaient menacés. Une puissante compagnie se forma sous les auspices des plus riches traitans, disposant d’une flottille assez nombreuse et de quatre cents hommes environ. Son but apparent était le commerce de l’ivoire ; mais les noms du Circassien Kourchid et de quelques autres hommes non moins compromis par des peccadilles antérieures donnaient à l’expédition une couleur non équivoque. « Si les consuls nous poursuivent, disait Kourchid, moi, qui ai commencé par être esclave, je finirai peut-être galérien. Dieu

  1. Die katholischen Missionen und der Menschenhaudel am Weissen Flusse (les Missions catholiques et les Marchés d’hommes au Fleuve-Blanc), dans le Zeitschrift fur Allgemeine Erdkunde, livraison de décembre 1861.
  2. La Revue belge vient de publier un intéressant travail auquel nous ne reprochons que sa brièveté, le Nil-Blanc par M. Ph. Gilbert, professeur à la faculté des sciences de Louvain. Je ne parle pas des faits dénoncés par deux ou trois livres publiés depuis quelques mois, des nouveaux documens qui vont bientôt paraître ; mais on avouera qu’il y a quelque chose de providentiel dans ces révélations inattendues, émanant à la fois d’écrivains qui ne se connaissent pas entre eux, et qui viennent sans s’être concertés apporter la lumière sur les faits odieux dont le spectacle attristait, depuis dix ans, tous les voyageurs attirés dans la région du Haut-Nil.