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bonhomie : « Que voulez-vous, amis croyans ? Je n’y puis rien, ni l’effendina (le vice-roi) non plus. Tout le mal vient des consuls, qui sont les vrais maîtres du pays. » Quelques insinuations de ce genre eussent suffi, surtout quand on reçut à Khartoum la nouvelle des égorgemens de Syrie, pour faire sanctifier la reine du Soudan par un massacre lucratif ; mais les Européens étaient bien armés, et tout se borna heureusement à quelques vaines menaces.

Ainsi s’était terminée l’affaire du négrier Lagat ; le consul d’Autriche ne fut pas plus heureux dans une autre tentative. Un matin, le consul voyait arriver chez lui une grande fille, esclave de confiance du sujet anglais D… Elle venait réclamer sa liberté, et montrait à l’appui de sa réclamation ses jambes cruellement brûlées au moyen d’un fer rouge ou d’un tison ardent. Le consul fit droit à sa demande, et elle se retira chez une dame génoise qui avait été autrefois sa maîtresse ; c’est là que la police vint l’arrêter sous l’accusation portée contre elle par le sujet anglais d’un prétendu vol qu’il ne précisait pas, et dont le chiffre flottait de 16 piastres à 2,000. Dans le public, nul ne croyait au vol ; des bruits sinistres circulaient. Le vol n’était pas prouvé, la mutilation l’était. Ce ne fut pourtant pas sur D…, mais bien sur la plaignante, que les portes du karakol se fermèrent. D… se réfugia derrière ses immunités britanniques, et en effet l’honorable consul n’avait aucune juridiction sur lui. L’agent anglais, M. Petherick, était absent et avait laissé les sceaux consulaires à son vekil (commis), un chrétien, un Syrien nommé Halil-Chami, ferme et résolu comme peut l’être un raïa. N’importe, c’était un abri. D… et ses amis triomphaient. « Que nous veut l’homme aux deux coucous ? disaient-ils par une allusion irrévérencieuse aux armes d’Autriche. Nous sommes sujets loyaux de la reine Victoria, et ne reconnaissons que son drapeau. » Il était assez étrange de voir un Européen invoquer l’habeas corpus et les lois de la libre Angleterre pour abriter son droit de rôtir les jambes d’une jeune fille. De guerre lasse, il y eut une transaction, et la victime sortit de prison après avoir promis de ne plus réveiller cette affaire.

Au moment même cependant où les négriers triomphaient ainsi, les rangs de leurs adversaires se grossissaient, et de nouveaux témoignages allaient être recueillis contre eux, grâce au concours d’un jeune et courageux voyageur prussien, M. le docteur Robert Hartmann. Un soir j’appris l’arrivée à Khartoum de M. Hartmann, revenu mourant d’une excursion au Fazokl, où il avait vu périr d’une insolation un jeune homme d’illustre naissance confié à ses soins. J’allai le voir au premier étage d’une maison du bazar, et je le trouvai couché sur un azgareb, tout émacié par la fièvre, sans parole et sans connaissance. Le docteur Peney, qui le soignait, doutait fort qu’il passât la nuit. La crise heureusement suivit un cours régulier.