Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/752

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

africain. L’homme vint à mon bord : je vis un mendiant impudent et ivrogne dont j’eus peine à me débarrasser. « Comme ces messieurs l’ont changé ! » me disait le vekil tout penaud. Un peu plus loin, je cherchai en vain ce fier peuple des Bary dont les voyageurs et les missionnaires nous tracent un si beau portrait. Il n’est resté autour de Gondokoro que des maraudeurs, des ivrognes et des courtisanes.

Toutes les tribus n’acceptaient pas les fils du ciel avec la même confiance. Les Nouer, si rudement traités en 1840 par l’expédition du chef égyptien Sélim, les Bor, tribu denka qui habite les bords du Nil vers le 6e degré nord, refusaient toute relation avec les blancs. Un chasseur d’éléphans qui avait pénétré chez les Bor, derrière le rideau de forêts qui sépare leurs villages des marais, leur avait demandé leur coopération pour la chasse de l’éléphant : ils lui déclarèrent formellement qu’ils ne voulaient avoir rien de commun avec lui, mais qu’il était libre de chasser sur leur territoire sans être molesté. Peut-être cette attitude de hautaine défiance s’expliquait-elle surtout par un fait qui remontait à quelques années : des traitans français en quête d’ivoire avaient eu une rixe avec les Kir (tribu voisine des Bor, mais située en amont) pour la dépouille d’un hippopotame revendiquée par les uns et par les autres, et, repoussés par les nègres vers leur barque, nos deux compatriotes avaient descendu le fleuve en tirant des coups de fusil à tous les noirs qui se rencontraient sur les deux rives. La vengeance était digne du misérable prétexte qui la couvrait. Or en 1857, à la gauche du fleuve, il y avait un établissement fondé par un chrétien de Syrie nommé Habibi. La moralité des chrétiens d’Orient est le plus souvent par malheur au niveau de celle des Arabes. Cet homme avait remarqué avec envie, sur la rive en face, une zeriba de Bor bien approvisionnée en bestiaux, et l’avait jugée de bonne prise. Sans autre prétexte, il passa le fleuve avec ses bandits, tomba sur les nègres à l’improviste, les battit aisément, et les chassa vers un marais séparé du fleuve par une île habitée. Très peu atteignirent ce dernier refuge, et la plupart des femmes, des enfans et des vieillards furent engloutis dans la vase et les herbes. Habibi rentra triomphant avec quelques centaines de têtes de bétail. Quant aux Bor, ils laissèrent passer quelques mois sans paraître songer à tirer vengeance de la razzia du chrétien. On les crut atterrés par ce désastre, et Habibi, rassuré, retourna à Khartoum, où une maladie honteuse, grande destructrice de blancs au pays soudanien, ne tarda pas à le mener au tombeau. L’établissement qu’il avait laissé au Fleuve-Blanc fut vendu par ses héritiers et acquis par un chrétien de Syrie nommé Cheho, qui partit en 1858 pour le gérer. Cheho était innocent de l’agression de l’année précédente, au moins de fait, car il est fort douteux que sa con-