Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/747

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on les a irrités, on ne sait plus comment s’y prendre pour ramener l’ancienne concorde, et de fait on n’y tient guère. Les Nubiens se sont si bien accoutumés à ce régime sauvage, en tout point digne d’eux, que les armateurs disposés à réprimer les excès auraient plus à lutter contre leurs hommes que contre l’ennemi et le climat coalisés. Il en est résulté que pour dépasser avec sécurité les blancs d’Abou-Zeit, vers le 13e degré de latitude, il faut avoir trente hommes Là où le tiers de ce chiffre suffisait en 1855 ; puis, pour équiper et entretenir ce minimum de trente hommes, pour « faire ses frais » en un mot, il faut tuer, voler et razzier plus que jamais. C’est un cercle vicieux où roule la colonie négrière, emportée par la fatalité d’une situation qu’enfièvrent deux laides perspectives : une débâcle financière qu’on cherche en vain à retarder à force de crimes, et le texte sec et glacé des lois européennes, entrevu dans le sombre horizon des cours d’assises.

La chasse au noir revêt du reste bien des formes et se couvre de nombreux prétextes. Le plus souvent une bagatelle, une poule volée, une rixe entre les Barbarins et les nègres amène le prétexte cherché. Le sauvage lésé réclame, on lui répond par une fusillade ; il tue un homme en se défendant, il faudra pour vengeance l’incendie de dix villages et la dévastation de dix lieues carrées de pays. On se borne souvent à enlever aux noirs leurs parcs à bestiaux, certain que, pour recouvrer leurs vaches, leurs seules bêtes nourricières pendant presque toute l’année, ils se dépouilleront de tout l’ivoire caché dans leurs réserves. C’est un dicton du Fleuve-Blanc, « qu’une tribu aime bien mieux sacrifier quatre hommes qu’une vache. » Quand on enlève des esclaves, on aime mieux prendre les femmes et les enfans que les adultes : les négriers savent par expérience que celui qui a été un homme libre, un guerrier, se plie malaisément aux qualités passives qui font un esclave modèle. Les femmes encore jeunes sont un article assez demandé par les acheteurs musulmans ; ils leur trouvent avec raison plus de propension vers le plaisir qu’à leurs propres femmes et une aptitude toute particulière à faire de la bonne cuisine. L’amour physique et la gourmandise, voilà les deux côtés faibles du musulman, et quand on connaît ce détail, on s’étonne moins de voir une femme de vingt-cinq ans (c’est la vieillesse pour bien des négresses), si elle est connue pour ses talens de cordon-bleu, se vendre au bazar 10 talaris de plus qu’une charmante fille de quatorze ans nouvellement arrivée du Nyambara.

Quant aux barbaries qui accompagnent ces razzias, le mot de négriers comprend tout et explique tout. Je ne citerai qu’un fait. J’avais remarqué chez un de mes bons amis de Khartoum une petite fille de la tribu des Denkas de sept à huit ans, fort bien traitée