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allait porter dans le domaine scientifique l’ardeur qu’il avait mise à s’enrichir. C’est le Savoisien Brun-Rollet. Né sans fortune, destiné au séminaire, il sent, sous l’action des lectures assidues auxquelles il se livre, son esprit se diriger vers un autre but : la France lui paraît la seule patrie que puisse adopter son âme ; il arrive à Marseille. Quelques embarras d’argent qu’il n’a pas prévus le disposent à accepter des ouvertures qui lui sont faites pour l’Égypte, il se rend à Alexandrie, passe au Soudan, devient commis d’un traitant français qui y faisait des affaires lucratives, s’associe plus tard avec un autre traitant d’ivoire, fonde une maison à son compte, établit des comptoirs sur le Fleuve-Blanc, guerroie contre les Baggara tout en vendant des bijoux à leurs femmes, fait même quelques bonnes actions, rachète des noirs, marie des négresses orphelines, gagne quelques centaines de mille francs, vient à Paris, se fait recevoir à la Société de géographie, et publie un livre[1] et une carte qui lui assurent presque aussitôt une réputation dans le monde savant. Riche de guinées et de gloire, il revient à Marseille, et bientôt retourne à Khartoum avec la jeune fille qu’il vient d’épouser, et qui succombe à une sorte de nostalgie occasionnée par les grossières habitudes du lieu. Il cherche une diversion à sa douleur dans de nouveaux voyages sur le fleuve, découvre le Bahr el Gazal, et meurt au moment même où l’Europe apprend cette conquête géographique. Son livre, rempli d’excellens renseignemens de détail, est écrit toutefois avec un enthousiasme et un optimisme qui le rendent un guide quelque peu dangereux pour le voyageur au Fleuve-Blanc. Il est vrai qu’obligé de vivre dans ce monde exceptionnel de Khartoum, il lui était difficile de dire franchement une série de vérités qui eussent formé un vrai réquisitoire, et il a dû se contenter de quelques demi-mots qui, bien qu’inintelligibles pour le lecteur européen, ont suffi pour lui créer à Khartoum des haines vivaces. Cependant le portrait qu’il n’a pas tracé, un observateur impartial a le droit de l’entreprendre sans blesser aucune convenance.

On compte à Khartoum trois élémens distincts, représentant trois groupes de cultes et de nationalités : les musulmans, les Coptes, les Européens. Quant aux premiers, qui forment plus des neuf dixièmes de la population, il n’y a rien à en dire qui ne puisse s’appliquer à toute cité musulmane d’Égypte. Les Coptes occupent le quartier de l’ouest, groupés autour d’un monument que son triple dôme fait aisément reconnaître pour une kenisé (église) ; ils sont assez nombreux pour avoir un évêque de leur rite, mais il m’en coûte d’ajouter que leur manque absolu d’énergie et de moralité les met

  1. Le Nil-Blanc et le Soudan, Paris 1856.