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Il jeta un nouveau coup d’œil sur l’étranger, fit trois pas en, arrière, posa la lampe sur la table et décrocha son fusil du mur.

Cependant aux paroles du paysan : est-ce que vous seriez l’homme?... la femme s’était levée, avait pris ses deux enfans dans ses bras, et s’était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l’étranger avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas : Tso-maraude[1].

Tout cela se fit en moins de temps qu’il ne faut pour se le figurer. Après avoir examiné quelques instans l’homme comme on examine une vipère, le maître du logis revint à la porte et dit : — Va-t’en!

— Par grâce, reprit l’homme, un verre d’eau!

— Un coup de fusil! dit le paysan.

Puis il referma la porte violemment, et l’homme l’entendit tirer deux gros verrous. Un moment après, la fenêtre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu’on posait parvint au dehors.

La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. A la lueur du jour expirant, l’étranger aperçut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le jardin. Il s’approcha de la hutte; elle avait pour porte une étroite ouverture très basse, et elle ressemblait à ces constructions que les cantonniers se bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c’était en effet le logis d’un cantonnier; il souffrait du froid et de la faim; il s’était résigné à la faim, mais c’était du moins là un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment étendu sur ce lit sans pouvoir faire un mouvement, tant il était fatigué; puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c’était d’ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des courroies. En ce moment, un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tête d’un dogue énorme se dessinait dans l’ombre à l’ouverture de la hutte. C’était la niche d’un chien.

Il était lui-même vigoureux et redoutable; il s’arma de son bâton, il se fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans élargir les déchirures de ses haillons. Il sortit également du jardin, mais à reculons, obligé, pour tenir le dogue en respect, d’avoir recours à cette manœuvre du bâton que les maîtres en ce genre d’escrime appellent la rose couverte.

Quand il eut, non sans peine, repassé la barrière et qu’il se re-

  1. Patois des Alpes françaises : chat de maraude.