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vant un trait de ressemblance; mais, si différens qu’ils soient en toutes choses, n’ont-ils pas même ardeur, même foi, même persévérance, même fidélité à leurs idées, même horreur de toute transaction? Aussi ne nous étonnons pas si par un sort commun, l’un comme l’autre, ils ne sont populaires, c’est-à-dire franchement acceptés et compris, que dans le cercle de leurs sectateurs et de leurs initiés, tandis que le public, cette masse indifférente qui dans les questions d’art prétend juger, tout en disant : Je ne m’y connais pas, cette masse qui n’aime rien de hardi, rien de fier, qui veut des complaisans et des flatteurs, les tient pour suspects l’un et l’autre, et ne leur pardonne pas cette sorte de raideur et d’aristocratie.

Chaque jour cependant, j’aime à le dire, le cercle, autour de M. Ingres, a l’air de s’agrandir, ou tout au moins les réfractaires et les sceptiques deviennent moins nombreux ou plus dissimulés. La notabilité de ce talent hors ligne est maintenant si grande que la révolte ouverte semble presque impossible. Et puis la pureté du dessin, la perfection du style, la magie de l’exécution sont des qualités si visibles, si palpables en quelque sorte, qu’on ne peut guère les méconnaître. Les moins amis renoncent donc à nier le talent, et tout au plus ils se confessent hors d’état de le bien comprendre. Avec M. Delacroix, on n’a pas tant de peine à prendre; il prête mieux le flanc : les incrédules ont plus beau jeu. Quel prétexte à ne rien admirer que ces négligences de dessin, cette rudesse d’exécution et, disons-le, cet extérieur de décadence dans le choix de certains détails et de certains ajustemens, extérieur mensonger, puisque la vie et la vraie décadence sont deux termes incompatibles, et qu’ici la vie coule à flots, personne ne peut le contester! Mais le prétexte est bon, on le saisit, et vous trouvez des gens qui ne reculent pas devant l’absurde conséquence de nier jusqu’à l’existence de ce vigoureux talent. Pour moi, si classique qu’on soit, je soutiens qu’on est inaccessible aux émotions de l’art et qu’on ne sent pas même ces beautés plus sévères qu’on prétend admirer, si l’on n’a pas de temps en temps des tendresses pour M. Delacroix. Qu’on le querelle, je l’admets; de rudes vérités, je les comprends, et je me permets d’en dire moi-même, mais à la condition de les entremêler de francs et sincères éloges, et de bien laisser voir que si à aucun prix je ne voudrais que nos jeunes peintres prissent modèle sur M. Delacroix, je ne l’en tiens pas moins pour un maître, un vrai maître, dont, à coup sûr, le nom vivra, et qui dans notre école aura sa place à part, grâce à l’éclat de sa puissante originalité.


LOUIS VITET.