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Saint-Sulpice, ce fût quelque palais, quelque salle mondaine, qui cette fois encore s’ouvrît à M. Delacroix; mais, même en ce saint lieu, on ne peut, ce me semble, reprocher à son œuvre aucune disparate qu’il y ait sujet de regretter; seulement, j’en conviens, ce n’est ni la prière ni le renoncement aux choses de ce monde qu’une telle peinture nous enseigne. Sa signification, ou plutôt son charme et sa parure, c’est la vie, la vie surabondante, c’est l’entraînement et l’éclat d’une impérissable jeunesse.

La jeunesse, voilà le véritable mot! Tout le monde en France est plus ou moins changé depuis ces trente ou quarante ans. Les plus aventureux esprits ont peu à peu coupé leurs ailes. L’espoir, la confiance, les illusions, les théories, la foi en ses doctrines et en soi-même, tout s’est usé, tout a vieilli, tout, excepté M. Delacroix : il n’a pas pris un jour. Gardez-vous d’en conclure qu’il se soit pétrifié dans les idées de son jeune âge, comme ces muscadins qui, même encore sous la restauration, portaient les modes du directoire en souvenir de leurs triomphes. Non, il n’est pas immobile, il a marché avec son temps, le moins possible cependant, et en restant soi-même envers et contre tous. Sauf les toiles de ses premières années, où se trahit certaine hésitation, certaine influence des tentatives contemporaines, sauf par exemple sa Mort de Sardanapale, dont Bonington et Devéria ont fait en partie les frais, on peut dire que toutes ses productions, grandes ou petites, sont depuis près d’un demi-siècle marquées au même sceau. Une telle persévérance est presque sans exemple. Pour les artistes en général et surtout pour les peintres, la vie, quand elle se prolonge, se transforme et se diversifie; à certains jours, il leur vient des scrupules, des doutes, des regrets; ils font des expériences, des retours en arrière ou des pas en avant; ils ont des manières successives : rien de tout cela chez M. Delacroix. A peine çà et là d’insensibles modifications, simples nuances provenant de la diversité des sujets plutôt que du changement des méthodes. Au fond, il est toujours le même, toujours le jeune romantique de 1828, ardent, confiant, téméraire, heurtant de front les traditions, même celles qui sont mortes, pour le plaisir de les heurter. Aussi j’oserais dire qu’à son contact, à son exemple, on se sent rajeunir soi-même. Ces témérités de pinceau, ces notes éclatantes que chaque jour il se permet encore, ce sont les mêmes qui vous éblouissaient quand vous aviez vingt ans; elles vous transportent à votre insu dans vos jeunes années, comme un air national inspire aux exilés l’illusion de la patrie.

Je ne connais qu’un homme aujourd’hui, parmi les vétérans de l’art, qui ne soit pas moins jeune que M. Delacroix; cet homme est M. Ingres. Je vais sans doute les étonner tous deux en leur trou-