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tirer de là? Rien de plus malaisé, de plus compromettant, que de parler d’un tel homme à cœur ouvert, de bonne loi. Il a de tels admirateurs, que, même en l’admirant aussi, très franchement, mais sous réserve, on semble froid et presque malveillant; il a de tels antagonistes, qu’à signaler seulement ses défauts sans colère, sans anathème, on fait l’effet d’un complaisant. La destinée de certains hommes est de n’être loué ni critiqué qu’avec passion. J’entendais l’autre jour deux artistes, gens d’esprit, connaisseurs éprouvés et de sincérité parfaite, qui tous deux sortaient de Saint-Sulpice. Pour l’un, cette chapelle était une œuvre sans pareille, éblouissante, immense, un éclair de génie : l’autre au contraire la tenait pour une informe ébauche, sans style et sans pensée, pure peinture d’opéra, œuvre non pas d’artiste, mais de décorateur. L’un proclamait l’échec et l’autre le triomphe. Lequel avait raison?

Ce que j’affirme en toute sûreté, ce que je crois incontestable, c’est qu’il n’y a pas échec, et que, bien loin de là, l’artiste, à certains égards, est resté dans cette grande épreuve plus qu’égal à lui-même. Maintenant cela veut-il dire qu’il se soit amendé, qu’il ait tenté le moindre effort pour s’élever à un style plus sévère, à une forme plus épurée, à des contours moins hésitans, à un rendu plus ferme et plus serré, que la pensée lui soit venue de corriger ou seulement d’adoucir un seul de ses défauts, chers défauts qui lui ont valu, j’en conviens, une partie de ses succès, et dont ses adulateurs ne parlent qu’à genoux? Non assurément, non. Et qui donc espérait cette métamorphose? Pensait-on qu’appelé pour la première fois à décorer les parois d’une église, M. Delacroix, subitement illuminé, allait nous donner le spectacle de sa conversion esthétique, et se soumettre à l’austère discipline, aux chastes conditions de la vraie peinture religieuse? N’était-ce pas au contraire un fait certain, et comme écrit d’avance, qu’à Saint-Sulpice, comme au Palais-Bourbon, comme à l’hôtel-de-Ville, comme au palais du Luxembourg, il ne plierait son talent à aucune autre entrave, et ne s’attacherait avec amour à aucun autre but qu’à l’effet pittoresque? Si c’est là qu’est l’échec, je n’en disconviens pas, l’échec existe : rien de moins religieux, c’est-à-dire de moins sobre et de moins tempéré que la chapelle des Saints-Anges; mais franchement, que voulait-on qu’il fît? Un froid pastiche, une pure parodie des adorables fresques de Masaccio et d’Angelico? M. Delacroix peindre sans clair-obscur, sans ombres, sans lumières, sans saillies! n’appliquer sur un mur qu’un épidémie de couleurs simulant tout au plus l’épaisseur d’une tapisserie, et renoncer par conséquent aux profondeurs, aux perspectives, à la pompe, aux richesses, à tout ce qui parle aux sens! Alors que lui resterait-il? C’est presque un suicide qu’on demande. Laissons chacun suivre sa voie. J’aurais sans doute autant aimé qu’au lieu de