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Trois grands espaces s’offraient à son pinceau : les deux murs latéraux de la chapelle et la voûte qui les relie. Chacune de ces trois divisions demandait un sujet distinct. Voici ceux que le peintre a choisis : pour le plafond, l’archange saint Michel triomphant du démon; pour les murailles, d’un côté Héliodore, le spoliateur du temple, terrassé et battu de verges, de l’autre la mystérieuse lutte de Jacob et de l’ange.

L’Héliodore et le saint Michel! ces deux sujets que le roi des peintres a marqués de son sceau, dont il a fait deux œuvres immortelles! Oser s’en emparer comme d’un bien vacant! J’ai vu des gens outrés de cette audace. J’avoue que pour ma part je n’en suis pas très ému. Quel que soit mon respect, disons mieux, mon adoration pour les moindres croquis, à plus forte raison pour les chefs d’œuvre de Raphaël, je ne pense pas que sans irrévérence on ne puisse toucher à un sujet traité par lui. Il est de taille à se défendre et n’a que faire de nos prohibitions. Ces sortes d’usurpations sont même à mon avis d’innocens exercices dont l’art peut tirer profit, et c’est d’un modeste courage, bien plutôt que de présomption, qu’on fait preuve en se les permettant. Il faut seulement ne tenter l’entreprise que lorsqu’on est bien sûr d’avoir à dire quelque chose de neuf. C’est là le grand moyen d’obtenir son pardon. Rappelons-nous Rossini, lorsque tout jeune encore il s’avisa de remettre en musique le Barbier de Séville, de refaire l’œuvre de Paisiello, cette tendre et fine partition que l’Italie et l’Europe musicale applaudissaient depuis vingt ans. C’était jouer gros jeu; il risquait tout au moins de se faire lapider, s’il n’avait eu des flots de mélodies vraiment nouvelles à verser sur ses auditeurs. Dès qu’on l’eut entendu, la colère se calma, le novateur gagna sa cause, et son triomphe dure encore; ce qui ne veut pas dire que Rossini lui-même se fût également permis de refaire Don Juan, ni même le Mariage secret. Il est certains chefs-d’œuvre qui sont le dernier mot de l’idée qu’ils expriment; ils ont tout dit : tenter de les rajeunir, de les concevoir à nouveau, de s’en approprier la substance pour en tirer d’autres effets, c’est une vaine prétention. Forcément on retombe dans la donnée du maître créateur, on imite en croyant innover, on n’a pas même l’honneur d’avoir lutté, tant le combat est impossible.

Le Saint Michel terrassant Lucifer serait-il donc un de ces chefs-d’œuvre avec lesquels il est prudent de ne se point mesurer? Je le suppose, à en juger par ce plafond de M. Delacroix. Comprend-on que ce vigoureux esprit, qui s’égare quelquefois, mais toujours par excès d’originalité, se soit montré cette fois si timide, et qu’il ait reproduit, tout en les altérant, la pose, l’intention, la silhouette générale de notre saint Michel du Louvre? Quel besoin de nous donner encore un saint Michel, si ce n’était pas pour en faire un en-