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sans aucune participation des habitans, placés ainsi en dehors de toute hiérarchie. »

Il est certes inutile de dire comment bureaucratie et employés ont entendu pendant trente années le gouvernement en terre polonaise. Je me bornerai à rappeler qu’un jour l’empereur Nicolas signait d’un esprit tranquille et de sa propre main, comme ajoutait le ministre, la transplantation au Caucase de quarante-cinq mille familles de « ci-devant gentilhommes polonais, portant désormais le nom d’affranchis et de bourgeois, » suivant cet étrange langage administratif. On a parlé souvent du pénible régime enduré par les populations de la Lombardie. des états pontificaux et de l’ancien royaume des Deux-Siciles, et ce n’était pas sans raison; mais souvenons-nous aussi qu’il est un pays où, à la lumière de ce siècle, on a pu transplanter quarante-cinq mille familles coupables du seul crime d’être suspectes de patriotisme et « d’exciter la méfiance du gouvernement! » On peut comprendre par là ce qu’il y avait d’involontairement cruel et de tristement décevant dans ces paroles de l’empereur Alexandre II : « Tout ce que mon père a fait est bien fait, » dans ces paroles assurément peu propres à gagner la Pologne au nouveau règne, et qui étaient une réponse au moins malheureuse au témoignage de la sympathie européenne retenu au seuil du congrès de Paris.

L’erreur de la politique russe pendant trente années a été de croire que l’absence de toute loi était l’ordre, que la toute-puissance de la force était illimitée et indéfinie. Elle a réussi momentanément sans doute, elle a créé le silence, elle a pu voiler et ajourner les difficultés: mais il en est résulté cette situation impossible dont l’illégalité est l’essence, ou à travers le réseau d’une vaste compression s’est formée une nation nouvelle en dehors de toute hiérarchie et de toute organisation, selon le mot de M. Tymowski, une nation insaisissable, ingénieuse à se faire une arme de tout, même du mépris de la vie. La Pologne était véritablement hors la loi, elle s’est pénétrée profondément du sentiment de la légalité, c’est encore M. Tymowski qui le dit. Elle n’avait aucune représentation publique, elle s’en est fait une, elle a eu cette Société agricole, qui, à un jour donné, s’est trouvée être une sorte de représentation nationale. Aucune issue régulière ne lui était ouverte pour produire ses vœux, ses besoins, ses instincts; elle s’est éprise d’un culte passionné pour ses souvenirs, pour ses fêtes populaires, pour ses cérémonies religieuses, et le moment est venu où elle a été occupée toute une année à passer en quelque façon la revue de ses souvenirs et de ses anniversaires. Elle ne pouvait certes songer à engager une lutte par les armes, elle s’est réfugiée en elle-même,