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qui émane des créations vraiment poétiques, qu’il est si difficile de définir, et auquel cependant on ne saurait se tromper. Ils ont toutes les qualités que les connaisseurs les plus difficiles exigent des œuvres d’art; il ne leur en manque vraiment pas une seule. Ainsi leur moralité n’est pas pédantesquement directe, défaut que la poésie hait par-dessus toute chose : elle est, comme celle des fables de La Fontaine, enveloppée, indirecte; ils ne disent pas seulement une chose, ils en disent plusieurs, et leurs applications sont aussi nombreuses que les divers caractères et les diverses dispositions d’esprit des lecteurs; c’est dire qu’ils sont de la matière souple, malléable, dont est faite la vie humaine, et que, comme la nature, ils sont de figure incessamment changeante sous leur apparence arrêtée et précise. Comme toutes les créations de la vie, ils ont leur paysage, leur atmosphère ambiante. Le récit est très rapide, et cependant minutieusement circonstancié : rien n’est oublié, ni l’ameublement, ni le costume, ni les particularités physiques ou morales des acteurs, ni les moindres nuances de l’action, et cette exactitude minutieuse conserve à ces contes un grand air de réalité. L’auteur est comme un témoin qui force à croire à la vérité générale de son témoignage par un détail imprévu ou par une circonstance insignifiante que sa mémoire aurait pu négliger. On a judicieusement fait remarquer que les souris transformées en chevaux par la fée marraine de Cendrillon gardent dans leur métamorphose leur première robe grise, et que le rat qui sert de cocher conserve sa moustache, « une des plus belles qu’on eût jamais vues. » Perrault, qui semble pressé d’arriver à son but, trouve le temps de nous apprendre sur ses personnages une quantité de petits faits caractéristiques qu’un écrivain marchant à pas plus lents aurait peut-être oubliés. Ainsi nous savons que la bûcheronne mère du Petit-Poucet avait une préférence pour l’aîné de ses enfans, qui s’appelait Pierrot, et cela parce que Pierrot était un peu rousseau et qu’elle-même était un peu rousse. Lorsque le pauvre ménage a reçu à l’improviste les dix écus du seigneur, la bûcheronne va au marché, achète trois fois plus de viande qu’il n’en fallait pour le souper de deux personnes, et ce seul trait jeté négligemment suffit pour nous faire comprendre l’étendue de la misère des parens de Poucet, car il exprime très exactement cette imprévoyance du lendemain, cette gloutonnerie irréfléchie et avide qui naît des longs jeûnes et des grandes détresses. La sobriété et l’abondance vont rarement de compagnie; mais jamais on n’a mieux réussi à unir ces deux qualités qui s’excluent d’ordinaire que ne l’a fait le bon Perrault dans ses contes sans prétention. L’Histoire du Petit Chaperon-Rouge possède exactement le même genre de mérite que nous admirons