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aussi il est dangereux de ne pas se contenter du souvenir, de repasser par les sentiers parcourus jadis, de rechercher les traces des êtres aimés, de vouloir retrouver la réalité passée dans la réalité présente. Combien de fois il arrive au trop curieux Ariel d’être puni de cette expérience impie par quelque déception cruelle ! C’est en vain qu’il voudrait ressaisir cette vie enchantée dont il avait joui; la haie derrière laquelle il aimait à se blottir est effondrée et ne pourrait cacher le plus petit lutin, la source dans laquelle il se baignait est tarie, et le jardin dont il avait respiré si souvent les roses ne produit plus que les fleurs de la solitude et les herbes de l’abandon. Voilà votre histoire à beaucoup d’entre vous, vieux poèmes dont nous avons raffolé, vieux contes qui nous avez autrefois enrichis de vos merveilles, vieilles poésies qui nous avez prodigué des voluptés qui semblaient intarissables. C’est une grande tristesse souvent que de vous revoir après des années de séparation, et souvent aussi une grande imprudence. Mieux vaudrait rester avec le souvenir que vous nous avez laissé, et qui témoigne que vous avez possédé au moins pendant une heure le don des enchantemens. Voilà votre histoire surtout, vieilles lectures d’enfance faites avec une si crédule confiance, une imagination si pleine de bonne foi, avec un cœur tout frémissant de cette curiosité peureuse qui n’a de comparable que la pudeur ardente et craintive de la vierge à son premier amour.

Ainsi donc Ariel lui-même a ses mécomptes, ses désillusions et ses amers regrets. Hélas! oui. Lui aussi, il doit acquérir la sagesse au prix de ses larmes et la dure expérience aux dépens de son cœur capricieux. C’est ainsi qu’il arrive à conquérir la brillante liberté de son vol, qu’il déjoue les formules de servitude de tous les Prosperos d’occasion et de hasard à la merci desquels il a si longtemps vécu, qu’il arrive à n’être plus dupe de tous les sorciers qui, sous prétexte qu’ils savent épeler quelques phrases faciles du grimoire de l’art, réclament tyranniquement ses services. Comptez par exemple de combien d’admirations refroidies, d’affections mal placées, d’égaremens et d’emportemens aussi sincères que peu justifiés, d’enthousiasmes en disproportion avec l’œuvre qui les inspirait, se composent cette sûreté de goût et cette rectitude d’imagination qui distinguent le véritable connaisseur de bonne littérature.

Douce sagesse, direz-vous, que celle qui est achetée au prix de blessures aussi légères et aussi charmantes! Pas toujours. L’être imaginatif qui est en nous souffre autrement que l’être passionné ou l’être religieux: mais il souffre vraiment, et pour ma part je ne connais rien de plus irritant que le dépit ne laissent certains mécomptes de l’imagination. Ces douleurs sont d’un genre si particu-