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charmes à ce qu’il paraît, puisque tant de gens l’ont adoptée ; moi, vois-tu, j’aime mieux la vie nomade. Si tu veux, j’essaie de remonter un cirque, et je te prends pour associé !

— Non, non, répondit Valentin, me voilà au port, et j’y reste.

— Je le conçois ; tu es dans l’âge où le cœur parle plus haut que l’esprit ; la petite Rosette te plaît !… Eh bien ! avance-moi un peu d’argent, quelque chose comme cinq cents francs, et je me remets à courir le monde.

— Où irez-vous, mon maître ?

— Où vont les oiseaux, à la grâce de Dieu !

Quelques instances que fît Valentin pour le retenir, le vieillard partit. Pareil au canard sauvage, poussé par l’instinct à rejoindre ses congénères qui traversent l’espace en bandes serrées, il eut bientôt rallié une troupe d’acrobates qui donnait des représentations à vingt lieues de là. Les fonctions qu’il y remplit convenaient tout à fait à son grand âge. Armé d’une baguette, il expliquait à la foule les exercices variés dont les tableaux suspendus devant la baraque présentaient une image séduisante, et dans les parades il faisait le rôle du maître qui administre des soufflets à Paillasse.

Mlle Du Brenois ne fut pas fâchée de ne plus voir au bout de l’avenue de son château cet excentrique personnage, qui ne lui avait jamais inspiré beaucoup de sympathie. Rosette ne l’aimait pas davantage ; elle ne lui pardonnait pas d’avoir enlevé Valentin sur la grande route et de l’avoir gardé si longtemps. Celui-ci fut affligé du départ de son vieux maître, à qui il ne restait d’autre perspective que d’aller mourir dans un hôpital. Il lui arriva même aussi de regretter quelquefois les jours de sa jeunesse vagabonde, quand il se trouva entièrement seul dans sa nouvelle demeure.

— Ingrat, lui dit à ce propos Mlle Du Brenois, de quoi te plains-tu ? N’es-tu pas libre ici ? T’ai-je donc coupé les ailes ?

— Non, non, répondit Valentin, mais je sens qu’elles sont un peu rognées !… Je m’y ferai, je l’espère… Le chalet est charmant, c’est un petit paradis ! Et pourtant…

— Eh bien ! parle.

— Après avoir vécu si longtemps en compagnie, je ne puis plus me faire à cette solitude. Dans ce pays, chacun a une famille autour de soi, et moi, faudra-t-il que je sois toujours l’orphelin condamné à vivre dans l’isolement ?… J’ai pourtant vingt-deux ans passés !…

— Rosette en a dix-neuf, ajouta Mlle Du Brenois ; n’est-ce pas cela que tu voulais dire ?

— Grâce à vous, je suis riche, mademoiselle ; mais Rosette n’a rien. Si je vous demandais la permission de l’épouser, vous me la refuseriez peut-être ?