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le reste. À peine établi au château, tu t’es échappé, tu t’es jeté dans les aventures, tu t’es fait sauteur… Je vous demande pardon, monsieur le directeur…

— Il n’y a pas d’offense, mademoiselle, répondit avec dignité le signor Barboso, qui humait lentement son café ; j’excuse les préventions de la société à notre égard.

— Tu as suivi une carrière un peu anormale, qui ne t’a pas permis d’acquérir une éducation soignée.

— Hélas ! non, dit Valentin. J’ai appris à lire et à écrire, voilà tout.

— Par suite, je me vois dans l’impossibilité de réaliser les projets que je formais pour ton avenir : celui que je te réserve, pour être moins brillant, n’en sera peut-être pas moins heureux, si tu consens à te fixer près de nous. Depuis ton départ, j’ai fait bâtir à l’entrée de mon avenue une maisonnette en forme de chalet suisse, dans laquelle je comptais établir un gardien. Elle est à toi, si tu la veux ; je te la donne en toute propriété avec le jardin qui en dépend…

— Mademoiselle, s’écria vivement Valentin, vos bontés me confondent !…

— Attends donc ; avec quoi vivrais-tu dans ton chalet ? continua Mlle Du Brenois. Tu n’es plus habitué aux travaux champêtres, et d’ailleurs il ne sied pas que le fils de celui qui a sauvé la vie de mon père use ses forces à gagner son pain. Mes neveux sont richement mariés ; en te faisant du bien, je ne leur cause pas de préjudice. Avec la possession du chalet, je te donne les revenus de deux de mes métairies…

Valentin était trop ému pour parler : il avait saisi la main de sa bienfaitrice et la couvrait de ses larmes. Adossée au fauteuil de Mlle Du Brenois, Rosette, pâle et abattue, tenait son visage tourné du côté de la mer. Les libéralités de Mlle Du Brenois allaient-elles donc lui faire perdre, en l’élevant trop au-dessus d’elle, le compagnon de son enfance, que le hasard venait lui rendre après une absence de dix années ?

Un chalet, des rentes, l’indépendance, que de biens à la fois, mon cher Fabricio ! s’écria de nouveau le vieux Barboso. Tu devais me porter bonheur jusqu’au bout, j’en avais le pressentiment. Ne t’ai-je pas dit un jour : Tu seras l’appui de ma vieillesse ?

— Mais, monsieur, interrompit Mlle Du Brenois, je n’ai pas songé un instant à exiger de vous le sacrifice de vos habitudes. Valentin se retire de votre troupe, et vous en resterez le directeur comme toujours, si bon vous semble.

— Sans doute il m’en coûtera de renoncer à la profession d’ar-