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ai porté assez longtemps !… Savez-vous bien qu’il m’a été fait des offres de la part de la troupe allemande ?

— Ah ! ah ! fit le signor Barboso en éclatant de rire, la troupe allemande ! mais tu mourrais d’ennui avec ces gens-là !… Des bourgeois, de bons cultivateurs de la Souabe qui travaillent en famille, avec des chevaux de labour !… Tu me fais rire, Fabricio. En vérité, tu as envie de redevenir paysan… Moi qui suis franchement bohémien, qui suis né sur les tréteaux, je méprise ces Germains ; ça n’a pas d’entrain, ça manque de verve…

— Mais enfin cela paie son monde.

— Qu’est-ce que cela ? Tiens, Fabricio, dit avec solennité le vieux bohémien, voici une pièce d’or !… Plutôt que de te voir passer dans cette troupe médiocre, je me dépouillerais en ta faveur de ce vêtement qui a fait avec moi le tour de l’Europe… Eh bien ! tu ne vois pas que je te tends la main ?

Fabricio prit la pièce d’or et serra la main qui la lui offrait.

— Enfant, reprit le signor Barboso, bannis de ton cœur tout sentiment d’ingratitude. J’ai été le soutien de ton jeune âge, tu seras l’appui de ma vieillesse !

Après avoir ainsi parlé, le signor Barboso porta la main à ses yeux comme pour essuyer une larme, et Fabricio, touché du langage pathétique de son maître, se résigna à partager plus longtemps la mauvaise fortune de celui-ci. Cependant il fallut céder le terrain à la troupe allemande, qui avait décidément la faveur du public ; celle du signor Barboso, de plus en plus réduite, plia bagage, et le lendemain il n’en restait d’autre trace sur le champ de foire que le cercle formé sur le sable par le galop des chevaux. Désespérant de pouvoir paraître avec avantage dans les grandes villes, le signor Barboso résolut d’exploiter les petites localités. Il put ainsi se soutenir tant bien que mal et retarder l’époque d’un désastre impossible à éviter. Fabricio était l’âme de cette petite troupe harcelée par la misère. Il sentait qu’elle n’existait que par lui, et quelque envie qu’il eût de la quitter pour chercher ailleurs une position moins précaire, il ne pouvait se résoudre à détruire de ses propres mains l’édifice dont il avait si longtemps conjuré la ruine. Tant que durait la belle saison, il régnait encore une certaine gaîté parmi les jeunes gens des deux sexes enrôlés à la suite du signor Barboso. Le plaisir de parcourir les campagnes verdoyantes, l’aspect d’un beau ciel, la douce chaleur du soleil, entretenaient la bonne humeur. À la vue des laboureurs condamnés à supporter de rudes labeurs en plein air pendant les jours les plus longs et les plus chauds de l’année, la troupe voyageuse, ennemie d’un travail assidu et régulier, ne se trouvait point trop à plaindre. Valentin