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société de ses deux filles. — Pourquoi elle était venue à Caen. — Ici sa réponse fut moins claire, moins précise, et nous apprîmes depuis qu’elle s’était brouillée avec son père par suite d’une différence d’opinions. Le vieux gentilhomme, fidèle à la tradition de ses pères, était royaliste jusqu’à la moelle des os. La fille, nourrie de la lecture constante des auteurs grecs et romains, ses plus chers favoris, avait manifesté quelques sentimens républicains que cette étude, méditée dès sa plus tendre enfance, avait fait germer en elle avant même que la révolution française commençât à les propager. Les événemens n’avaient fait que les développer ; ils existaient presque à l’état inné dans cette âme virile et fière. Les vertus antiques excitaient son admiration et son enthousiasme. Elle méprisait nos mœurs faciles et relâchées ; elle regrettait les beaux temps de Sparte et de Rome. Elle aurait dû en effet naître dans ces temps héroïques. « Mais, disait-elle, cette république aux vertus austères, aux dévouemens sublimes, aux actions généreuses, telle qu’elle l’avait rêvée, les Français n’étaient pas dignes de la comprendre et de la réaliser. Notre nation était trop légère ; elle avait besoin d’être retrempée, régénérée, de chercher dans les fastes du passé la tradition du beau, du grand, du vrai, du noble, et d’oublier toutes les frivolités qui engendrent la corruption et la dégénération des peuples. »

« Telles étaient ses expressions quand elle se livrait à l’entraînement d’une conversation intime, et qu’elle sortait pour ainsi dire à son insu de la réserve habituelle dont elle s’enveloppait comme d’un manteau impénétrable.

« Ce ne fut pas tout de suite, mais seulement à la longue, que les opinions de Mlle d’Armont nous furent révélées. Mme de Bretteville et toute sa société (en nous comptant) détestaient les innovations et voyaient de très mauvais œil la prétendue régénération qui se manifestait par l’incendie, le pillage, les révoltes et les massacres. La torche des lumières nouvelles n’éclairait pas, elle brûlait, et commencer par tout détruire nous semblait un singulier moyen d’améliorer.

« En général Mlle d’Armont pensait plus qu’elle ne parlait. Elle gardait volontiers le silence, et souvent, quand on lui adressait la parole, elle semblait sortir, comme en sursaut, de sa rêverie habituelle. On aurait dit que son esprit, rappelé soudainement d’une course lointaine, revenait d’une région inconnue où sa pensée l’avait emportée. Peut-être craignait-elle de se montrer en opposition trop directe avec les personnes qui l’entouraient et de heurter leurs affections ou leurs croyances ; mais quand elle se laissait entraîner soit par les questions de ma mère, qui l’aimait véritablement, soit