de quitter cette ville, déjà si funeste, que tant de nouveaux crimes allaient bientôt souiller. À peine arrivées à Caen, nous vîmes accourir Mme de Bretteville. Ici une courte digression est nécessaire.
« Née pour être une riche héritière, Mlle Lecoutelier de Bounebos était fille d’un vieil avare qui ne put jamais se décider à lui donner une dot. Aussi ce n’est qu’à l’âge de quarante ans qu’elle fut enfin mariée à M. de Bretteville, gentilhomme ruiné qui courut la chance de la succession. Il l’attendit longtemps et mourut trois mois après son beau-père. Mme de Bretteville, veuve avec quarante mille livres de rente, ne changea rien à un genre de vie auquel l’avaient habituée de longues années de pénurie ; elle garda sa vieille maison, ses vieux meubles, sa table mesquine, ses vêtemens communs. Timide et crédule, elle craignait toujours d’être la victime des intrigans de bas étage qui tentaient de l’exploiter. Ce fut là ce qui la rapprocha de nous et lui fit chercher près de ma mère des conseils et un appui.
« Mme de Bretteville, enchantée de nous voir revenir à Caen, était à notre porte presque en même temps que nous. « Quel bonheur que vous soyez de retour ! dit-elle à ma mère. Je ne savais plus à quel saint me vouer. Vous voilà enfin, je me regarde comme sauvée ; mais je suis bien tourmentée. — Eh ! de quoi ? lui demanda ma mère. — Vraiment, pendant votre absence il m’est tombé des nues une parente que je ne connais pas du tout et dont j’ai perdu la famille de vue depuis bien des années. Elle est venue, il y a un mois, descendre chez moi, accompagnée d’un porteur chargé d’une malle. Elle m’a dit qu’elle avait des affaires à Caen et qu’elle espérait que je voudrais bien la recevoir. Elle s’est nommée ; c’est en effet une parente, mais je ne l’avais jamais vue, et cela me gêne beaucoup. — Pourquoi ? Vous êtes seule, vous n’avez pas de société intime, cela mettra de la gaîté chez vous et vous fera compagnie. — Pas trop, car elle ne parle guère. Elle paraît taciturne et concentrée, elle est toujours plongée dans je ne sais quelles réflexions ; enfin je ne sais pourquoi, mais elle me fait peur ; elle a l’air de méditer un mauvais coup. »
« Combien de fois depuis, ma mère et moi, ne nous sommes-nous pas rappelé ces paroles de Mme de Bretteville, cette femme si simple, si bornée ! L’instinct serait-il donc moins trompeur que l’esprit ?
« Mme de Bretteville, rassurée par l’appui qu’elle savait trouver chez ma mère, nous quitta enfin ; mais il fallut lui promettre d’aller chez elle le jour même, malgré la fatigue de deux nuits passées en voiture. Elle voulait absolument que ma mère vît sa jeune parente et tâchât de savoir pourquoi elle venait ainsi, sans cérémonie, s’in-