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enchanté mon enfance. Plus tard la distance qui nous sépara rendit moins fréquentes des relations qui restèrent toujours affectueuses et douces ; jamais l’année ne s’écoulait sans que je fisse au moins une fois le voyage de R…

Un jour que Mme de M… venait d’évoquer, comme elle se plaisait à le faire souvent, avec une incroyable sûreté de mémoire, des scènes du siècle passé, elle remit en mes mains un manuscrit où, bien des années auparavant, elle avait fixé le souvenir de ses relations avec Charlotte Corday, me recommandant de publier après elle les pages qu’elle avait consacrées à l’amie de son enfance. Je remplis aujourd’hui ce devoir, et, si j’attache mon nom à cette publication, on comprendra, je l’espère, que mon seul motif est d’en garantir l’authenticité par mon témoignage, et d’expliquer comment ces papiers sont venus en ma possession.

Une grande obscurité a toujours enveloppé la jeunesse de Charlotte Corday ; c’est la première fois, si je ne me trompe, que des détails intimes et authentiques sont racontés par un témoin irrécusable sur les premières années de la vie de cette femme extraordinaire[1], Je ne me suis pas cru permis de changer un seul mot. J’aurais pu retrancher des passages destinés à rectifier des faits désormais incontestés et à réfuter des calomnies que nul n’oserait répéter ; si je ne l’ai pas fait, c’est que j’ai voulu conserver toute son originalité à cette esquisse.

Lorsque Mme de M… écrivait, Charlotte Corday n’avait pas encore obtenu de tous l’impartiale justice que la postérité lui accordera. Plusieurs des histoires de la révolution, entre autres l’Histoire de la Convention, par M. de Barante, n’avaient pas paru. Son récit fidèle aurait trouvé grâce devant Mme de M… Si elle s’est appliquée, avec une ardeur enthousiaste, à rendre au caractère de Charlotte Corday sa physionomie véritable, je ne rencontre rien dans ses jugemens qui l’eût empêchée de souscrire à ceux de l’éminent historien : « Il est impossible de ne pas être désolé en voyant quel désordre avait jeté dans une âme si généreuse et si pure l’influence de l’époque où elle vivait. L’oubli ou le dédain des devoirs religieux et moraux, l’orgueil du sens individuel, la foi accordée à un langage emphatique et théâtral, l’anarchie des opinions, avaient égaré

  1. Dans une publication pleine d’intérêt récemment faite par M. Ch. Vatel, et qui contient les pièces du procès de Charlotte Corday, se trouve entre autres une lettre du comité de sûreté générale de la convention à Fouquier-Tinville. On y lit : « Le comité pense qu’il est inutile et qu’il serait peut-être dangereux de donner trop de publicité aux lettres de cette femme extraordinaire, qui n’a déjà inspiré que trop d’intérêt aux malveillans. » — « Cette femme extraordinaire ! remarque M. Ch. Vatel ; une telle expression signée de tels noms est peut-être l’hommage le plus significatif qu’ait reçu la mémoire de Charlotte Corday. »