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au milieu d’une insupportable déclamation qui vous pèse sur le cerveau, c’est là tout ce qu’on peut signaler dans un opéra qui était primitivement en cinq actes, et dont on a retranché au moins un tiers. Le musicien mériterait peut-être un blâme plus sévère, s’il fallait admettre que l’opéra de la Reine de Saba fût le résultat d’un système, l’œuvre d’un imitateur de M. Richard Wagner, de Robert Schumann et des infirmités du génie de Beethoven. Nous savons que l’esprit ingénieux, mais faible de M. Gounod a le malheur d’admirer certaines parties altérées des derniers quatuors de Beethoven. C’est la source troublée d’où sont sortis les mauvais musiciens de l’Allemagne moderne, les Listz, les Wagner, les Schumann, sans omettre Mendelssohn pour certaines parties équivoques de son style. Si M. Gounod a réellement épousé la-doctrine de la mélodie continue, de la mélodie de la forêt vierge et du soleil couchant qui fait le charme du Tannhäuser et du Lohengrin, mélodie qu’on peut comparer à la lettre d’Arlequin où il disait : « Pour les points et les virgules, je ne m’en occupe pas ; je vous laisse la liberté de les placer où vous voudrez, » M. Gounod, dans cette supposition que j’aime à croire impossible, serait irrévocablement perdu. Jamais il ne réussirait dans ses folles, visées, jamais il ne ferait accepter du public français de telles aberrations. Si la Reine de Saba au contraire n’est qu’une erreur, la faute, la défaillance passagère d’un musicien éminemment distingué, M. Gounod trouvera dans la leçon qu’il vient de recevoir un avertissement salutaire pour l’avenir, et il pourra chanter un jour avec le grand poète de l’idéal chrétien :

Nel mezzo del cammin di nostra vita,
Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era smarrita.
Ahi ! quanto a dir qual era è cosa dura !

L’exécution de la Reine de Saba n’est guère satisfaisante. Mme Gueymard, qui se porte à ravir, manque de distinction dans le rôle de Balkis, et sa belle voix, qui aspire à descendre un peu, a bien de la peine à soulever la lourde mélopée qu’on lui donne à débiter. M. Gueymard. dans le personnage de l’artiste démocrate Adoniram, déploie toute la vigueur de ses muscles, qui sont, ma foi, bien pris. M. Belval se tire d’affaire dans le rôle de Soliman, et il n’y a que les chœurs, et surtout Mlle Livry, dont les pieds sont si malins et si audacieux, qui méritent une mention honorable.

L’instrumentation du nouvel ouvrage de M. Gounod a les qualités et les défauts de celle de ses opéras antérieurs : elle manque d’éclat et de force. M. Gounod n’est pas coloriste. Il néglige en général les instrumens à cordes, les violons particulièrement, et il emploie volontiers les altos, les violoncelles, les instrumens à vent, tels que la clarinette, le hautbois, le basson, qu’il tient dans la partie inférieure de l’échelle. Il résulte de l’emploi fréquent de ces teintes grises une certaine monotonie, une sonorité lourde, étouffée, remplie de détails qui ne portent pas et où ne pénètre presque jamais la vive lumière d’un rayon mélodique. On dirait l’instrumentation d’un oratorio, le coloris maigre d’un peintre par trop spiritualiste, comme l’était Ary Scheffer, qui semblait craindre que l’âme de ses personnages n’étouffât dans un corps