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Ainsi finit la comédie, le drame burlesque que MM. Jules Barbier et Michel Carré ont tiré d’une légende admirable. La reine Balkis n’est qu’une zingara, le roi Soliman qu’un niais qui se laisse embéguiner par cette folle créature, qu’il ne connaît ni d’Eve, ni d’Adam, et Adoniram est un de ces artistes impuissans et orgueilleux qui ont la bouche pleine de belles théories et qui ne peuvent rien créer. Il manque son chef-d’œuvre, — la mer d’airain, — et la pièce où il devrait jouer un rôle si important est dépourvue de toute espèce d’intérêt, de style aussi bien que de sens commun.

On peut s’étonner qu’un artiste aussi distingué que M. Gounod, qui a déjà une certaine expérience du théâtre, ait pu se faire illusion sur le mérite du poème que nous venons d’analyser. Comment l’administration de l’Opéra n’a-t-elle pas prévu que le libretto de la Reine de Saba était impossible, et que le compositeur, à moins d’être un homme de génie, aurait de la peine à sauver du naufrage une si triste conception dramatique ? Lorsque le bruit se répandit que M. Gounod composait un grand ouvrage sur le sujet de la Reine de Saba, nous pensions que l’auteur des chœurs d’Ulysse allait au-devant d’une grande tentative, et qu’il ne manquerait pas une si belle occasion de développer son instinct de poésie religieuse dans un vaste tableau de musique chorale. Conçoit-on qu’ayant à ouvrir le temple de Salomon sur la scène de l’Opéra, pouvant disposer de toutes les traditions bibliques sur la musique des Hébreux et leurs magnifiques cérémonies, M. Gounod et ses collaborateurs n’aient pas eu même l’idée d’essayer un si grand coup de maître ? Mais si on eût consulté seulement le premier décorateur venu, il aurait compris immédiatement tout le parti qu’on pouvait tirer du magnifique tableau que nous indiquons : « En ce temps-là, Salomon célébra une fête solennelle, et avec lui était tout le peuple d’Israël, qui formait une grande assemblée. » S’imagine-t-on, après ces paroles, le temple de Jérusalem rempli de prêtres, de chanteurs, de musiciens divisés en corps séparés ayant chacun en tête un coryphée conduisant la marche et dirigeant l’exécution ! Quels effets d’ensemble et de contraste on aurait pu obtenir avec une si grande masse de voix et d’instrumens groupés autour d’un centre lumineux où le roi-prophète se serait écrié sur une noble mélopée accompagnée par des harpes : « J’ai achevé, ô Éternel, de bâtir une maison pour ta demeure, un domicile fixe, afin que tu y habites éternellement ! » Des hymnes diverses de poésie, d’accent et de rhythme auraient enveloppé cette invocation suprême du roi, et un hosanna puissant, entonné par les prêtres, par la foule et tous les instrumens, aurait terminé cette grande scène biblique, digne du génie de Handel ou de Sébastien Bach. Voyons ce qu’a fait M. Gounod.

Il n’y a pas d’ouverture à la Reine de Saba. Une simple introduction, une sorte de choral symphonique, dont il n’y a absolument rien à dire, précède le lever du rideau, qui laisse voir l’atelier d’Adoniram, rempli de modèles et de figures gigantesques. Le récitatif pompeux et ampoulé par lequel Adoniram exprime ses pensées philosophiques sur la vanité de la vie et des travaux humains, ce qui est assez singulier pour un artiste, ce récitatif n’a aucun caractère. C’est une froide déclamation où il semble que M. Gounod ait voulu écarter toute note caractéristique qui aurait pu donner