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— Une fois suffit pour se perdre… en mer !

— Certaines gens ont du bonheur et ne se perdent nulle part !

— Ah ! oui ? Quelles gens donc ?

— Les bonnes personnes que Dieu protège.

— Les femmes qui aiment leurs maris, vous croyez ?

— Ou celles qui aiment leurs devoirs, leur bonne renommée, leurs enfans surtout !

— Et il y en a qui ne les aiment pas, vous dites ? s’écria la Zinovèse en se levant et en regardant Paul, qui jouait au bout de la terrasse.

— Je ne parle que pour moi, répondit la marquise en se levant aussi.

— Oh ! vous êtes fière de vous ! Eh bien ! n’allez pas sur mer avec tout le monde.

— Vous me le défendez ?

— Peut-être ! — Alors je me soumets, non par crainte des dangers de la mer, mais pour ne pas vous causer d’inquiétudes. D’ailleurs je n’aime pas la mer, et le docteur ne me la conseille pas.

— Le docteur,… vous ne faites peut-être pas toujours sa volonté ?

— Pardonnez-moi ; je n’en reconnais pas d’autre que la sienne !

— Oh ! alors,… dit la Zinovèse en changeant de ton et en s’adressant à moi, vous ne vouliez pas me le dire ; mais je vois bien… Adieu et merci, madame ; un grand bonheur je vous souhaite dans le mariage, plus que je n’en ai. Prenez ce que je vous apporte pour votre souper avec le futur, et rendez-moi mon panier.

La marquise m’empêcha de répondre en me serrant le bras à la dérobée, fit prendre le poisson par Nicolas, remercia la Zinovèse, et la pria d’accepter une jolie bague qu’elle ôta de son doigt. La Zinovèse hésita, sa fierté se refusait à l’échange des cadeaux ; mais les bijoux la fascinaient : elle accepta la bague avec un plaisir qu’elle ne put dissimuler. Je voulais la reconduire, la marquise me retint en s’emparant de mon bras, qu’elle serra encore avec une émotion extraordinaire, et la Zinovèse partit en me disant : « Restez, restez avec votre dame ! Le bonheur ne dure pas toute la vie, allez ! il n’en faut pas laisser perdre une miette ! »

— Vous voilà étonné ? me dit la marquise quand nous fûmes seuls. Vous allez prétendre que je me compromets vis-à-vis de cette femme ? Oh ! tant pis, docteur ! Que l’on dise et pense tout ce qu’on voudra de nos prétendues fiançailles, sachez que, malgré mon air brave et tranquille, j’ai très peur de la Zinovèse. J’ai vu dans ses yeux qu’elle avait le génie du mal, et j’ai remarqué que quand