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— C’est moi qui l’ai péché, reprit-elle, moi et l’homme (le mari) ! Nous l’aurions mangé, car nous ne sommes pas marchands. Vous voyez que ça ne nous coûte rien et ne nous prive guère. Si vous refusez, vous ferez de la peine au brigadier.

— Alors j’accepte, et je vous remercie. Laissez cela ici, je l’enverrai chercher.

— Non, nous allons le monter là-haut à Tamaris, chez vous ; je serai contente de voir votre dame.

— Que diable croyez-vous là ? Je ne demeure pas à Tamaris, moi, et je ne suis pas marié.

— Ah ! vous ne l’êtes pas encore ? mais vous le serez bientôt !

— Je vous jure que je n’ai encore jamais pensé à cela, et que je ne connais personne…

— Comment ! s’écria la Zinovèse, dont les yeux reprirent pour un instant leur ancienne contraction, vous n’êtes pas pour épouser la dame de Tamaris, celle qui était avec vous et un petit le jour où je vous ai rencontrés à la chapelle de là-bas ?

— Quel imbécile vous a fait une pareille histoire ?

— Ce n’est pas un imbécile, c’est un menteur et un lâche !

Il ne fallait pas réfléchir longtemps pour conclure de tout ce qui précède que La Florade avait revu la Zinovèse, qu’elle était de nouveau éprise et jalouse, qu’elle surveillait ses démarches, que ses soupçons s’étaient portés sur la marquise, et que, pour la tranquilliser, La Florade lui avait fait croire que j’étais l’époux ou le fiancé de celle-ci. Je me trouvai assez embarrassé ; je devais ou compromettre la marquise, ou exposer La Florade au ressentiment de sa maîtresse. Je n’aurais pas hésité à sacrifier les plaisirs de l’amant de la Zinovèse au respect dû à Mme  d’Elmeval ; mais la vindicative créature pouvait s’en prendre à la marquise elle-même, et je cherchai un moyen de la rassurer. — La dame de là-haut se marie, lui dis-je, mais ce n’est ni avec moi ni avec celui que vous pensez.

— Pourquoi m’a-t-il menti ?

— Je ne sais pas, peut-être s’est-il imaginé…

— Vous mentez aussi, vous ; mais je saurai bien la vérité !

Et, poussant avec vigueur la mince barrière du jardin Pasquali, qui céda sous son impulsion nerveuse, elle s’élança sur l’escalier avant que j’eusse pu m’y opposer. Je l’y suivis à la hâte, mais j’avais déjà eu le temps de me dire qu’il valait mieux la surveiller que de la contraindre ouvertement. Elle était femme à s’exaspérer en se croyant redoutable. Je la rejoignis en riant, et, comme elle n’avait pas songé à se débarrasser de son grand panier, je le lui ôtai des mains et lui offris mon bras, en lui disant qu’elle se fatiguait trop pour mon service.