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et parce que surtout il n’est pas une de ses créatures. Depuis le jour où le projet proposé par lord Dufferin, et accepté par l’Angleterre, a fait croire à Fuad-Pacha qu’une vice-royauté syrienne était possible, il s’est fait d’une principauté en Syrie le but mystérieux de ses pensées et de ses actions. Cette principauté ne peut exister qu’en y incorporant le Liban et en détruisant l’indépendance traditionnelle du pays. Pour cela, il faut que la constitution nouvelle ne puisse pas aisément être mise en pratique, ce qui fera échec à la France, échec à Daoud-Pacha, échec aux chrétiens ; il faut aussi qu’en détruisant le Liban dans le présent, il l’empêche de renaître dans l’avenir. C’est pour cela qu’il a arrêté Karam après l’avoir séparé de ses deux appuis naturels, les Maronites en faisant venir Karam à Beyrouth, la France en lui montrant Karam comme opposé à la nouvelle constitution ; c’est pour cela qu’il a emmené son prisonnier à Constantinople, pour confirmer son isolement et aussi pour l’avoir sous la main, comme un prétendant, s’il faut quelque jour l’opposer encore une fois à Daoud-Pacha.

Quel machiavélisme, dira-t-on, vous imputez à Fuad-Pacha ! — L’Italie élève une statue à Machiavel comme au principal inspirateur de sa restauration nationale : j’aimerais mieux pour elle d’autres auspices ; mais ce qui est honoré en Italie peut bien être pratiqué en Syrie, où l’art de diviser et de désunir ses adversaires est depuis longtemps mis en usage par les Turcs.

Nous avons lu récemment une réclamation adressée par Karam à la commission internationale de Beyrouth, où il se plaint d’avoir été arrêté et transporté à Constantinople sans avoir été jugé. Cette plainte est juste. Karam a été traité en condamné politique, et privé, à ce titre, des garanties que la nouvelle organisation du Liban assure aux Maronites. En politique, il a fait des fautes : il a été trop Français pour les Turcs et pour l’Angleterre, sans l’être assez pour la France, dont il n’a pas suivi aveuglément les directions. Il a été trop indigène et trop démocrate contre le gouverneur du Liban, Daoud-Pacha, sans être cependant assez démocrate pour le parti démocratique. Il s’est trop confié à Fuad-Pacha, qu’il a cru son patron parce qu’il le voyait peu favorable à Daoud-Pacha. Ce sont toutes ces fautes qui ont perdu Karam. Il n’y a pas là un délit qu’on puisse discuter devant un tribunal, il y a assez d’erreurs et d’échecs pour perdre pendant quelque temps un personnage politique. Or c’est un drame politique qui se joue à cette heure dans le Liban, drame de village ou de petite ville, je l’avoue ; mais ce drame a ses acteurs qui ont leur rôle à jouer, rôle écrit par les événemens, comme pour les acteurs des grands théâtres. Le rôle de Karam était de rester dans la retraite ; il n’a pas pu et il n’a pas voulu le jouer. Avant de le blâmer, demandez à ceux qui en Europe ont été quelque