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de certaines conquêtes de la philosophie française, ils garderont ce libéralisme intact. Si le mot voltairien signifie destructeur de préjugés, les voltairiens allemands sont graves et religieux. On pourrait même soutenir que de tous les ennemis de Voltaire, les plus redoutables, non par la haine aveugle et fanatique, mais par leur supériorité morale et par le dédain que l’impiété leur inspire, ce sont les voltairiens du monde germanique. Y eut-il jamais un voltairien plus ardent, un destructeur d’abus plus inflexible, un révolutionnaire plus impatient que l’empereur d’Allemagne Joseph II ? Lorsque Joseph II parcourt la Suisse, Voltaire attend sa visite comme un hommage du disciple envers le maître ; mais Joseph II semble ignorer l’existence du seigneur de Ferney, et c’est au patriarche de Berne, au grand et religieux Haller, qu’il va présenter les hommages de la philosophie couronnée.

Cette tradition s’est conservée jusqu’à nos jours. Les écrivains les plus libéraux, et même parmi eux les âmes les moins religieuses, Gervinus, Schlosser, Varnhagen d’Ense, ne dissimulent pas leur aversion pour Voltaire. Il faut entendre le vieux Schlosser, dans son Histoire du dix-huitième siècle, demander compte à Voltaire de ses perpétuelles railleries appliquées à tout ce qui est l’honneur du genre humain. M. Gervinus exprime les mêmes sentimens. Lorsque M. Varnhagen d’Ense, dans une publication récente, met au jour des documens nouveaux sur l’aventure de Voltaire à Francfort, on voit très clairement la différence qu’il y a entre un voltairien français et un voltairien de race allemande. Enfin un autre fils de la même tradition, M. Jacques Venedey, consacrant tout un livre aux rapports de Voltaire et de Frédéric, pousse la sévérité pour le philosophe jusqu’à la dernière injustice, tant il met d’ardeur à rompre la funeste alliance du libéralisme et de l’impiété. Ils semblent tous obéir au conseil de M. Sainte-Beuve : Voltaire, dit le spirituel critique, est comme ces arbres « dont il faut savoir choisir et savourer les fruits ; mais n’allez jamais vous asseoir sous leur ombre. » La race germanique n’est point restée assise sous cette ombre. L’Allemagne philosophique, ainsi que la Suisse chrétienne, a compris d’instinct, bien avant l’enseignement de Tocqueville, que la religion est nécessaire à la liberté. Au moment où d’irritans problèmes excitent une sorte de fanatisme dans tous les sens, où l’immobilité opiniâtre provoque la révolution impatiente, où la réaction des choses mortes réveille l’impiété d’un autre âge, il n’est pas inutile d’affirmer de nouveau les principes qui sont l’âme de la société moderne, l’âme de 89 et du XIXe siècle. N’eussions-nous trouvé ici qu’une occasion de répéter les formules de Tocqueville, nous nous estimerions heureux d’avoir eu à publier ces pages inédites de Voltaire et de Rousseau.


SAINT-RENE TAILLANDIER.